Sac à dos 

Étonnante similarité entre les personnages de Day Z et les migrants croisés devant la médiathèque Sagan à 13h00 avant l’ouverture du lieu. Ils semblaient Afghans. Ou non. C’est le quartier, sa réputation, sa tradition qui me font dire cela. Je ne suis jamais allé en Afghanistan et même si cela avait été le cas, est-ce que je pourrais reconnaître un Afghan d’un Pakistanais ou d’un Azerbaïdjanais ? Serais-je à même de différencier un pachtoune d’un membre d’une autre ethnie ? Même si cela  je le maîtrisais, si je le pouvais, et à mon sens cela est possible et ne pose pas de problème en soi, pas de problème d’essentialisation de traits ou je ne sais quelle connerie bien pensante (l’erreur et l’erré doivent également guider la représentation de l’autre, et les catégories utilisées ne servent pas tant de remparts que de pistes dans ce jeu), est-ce que je le mettrais en oeuvre dans un contexte autre que celui d’une réalité contemporaine de la migration définie comme problématique alors que ce qui l’est réellement c’est ce qui pousse des populations de plus en plus nombreuses à quitter leur famille, leur foyer, leur lieu de vie, leur pays dans le sens le plus local du terme ? Loin de moi l’idée de condamner les “migrations” et les migrants-es dans leur grande largeur, étant moi-même le fruit d’une migration et de sa sédentarisation dont les causes réelles m’échappent et m’échapperont jusqu’à ma mort sans doute, même si je peux les imaginer; du moins les causes qui auraient été données à entendre par mon grand-père paternel, par sa famille si quelqu’un leur avait demandé tandis qu’ils préparaient leur voyage, ou à leur arrivée à Varangéville, ou encore au moment où ils traversaient la frontière. Et peut-être auraient-ils répondu différemment en chacun de ces lieux, et sans doute ce qu’ils en auraient dit eux-mêmes en chaque endroit n’aurait-il pas recouvert l’ensemble des raisons et circonstances qui leur firent prendre cette décision de partir.

Peut-être me poserais-je des questions semblables en d’autres circonstances que celles d’un après-midi de septembre 2016 à l’heure d’ouverture de la médiathèque saint-lazare où se regroupent à tous les étages, mais au deuxième plus qu’à d’autres, des migrants, des voyageurs, des nomades, qui cherchent une prise électrique pour recharger la batterie de leur portable, trouvent un peu de confort dans les coussins mis à disposition des visiteurs, y somnolent, lisent, regardent une série sans crainte, boivent un café, sont en paix. Peut-être cependant que dans d’autres circonstances je n’aurais pas les mêmes sentiments, émotions, impressions en me posant la question de leur origine. Peut-être que si je croisais les mêmes personnes dans un voyage en Afghanistan, en Angleterre, ou bien dans un Paris du 23ème siècle devenue terre brûlée après l’avènement du climax de la catastrophe nucléaire ou climatique, mes émotions ne seraient pas la tristesse, la compassion, la sympathie et l’empathie, ou plutôt la disposition à comprendre, ou encore la honte d’appartenir aux rangs de ceux dont la couleur de peau devrait inciter à la responsabilité, au questionnement, au partage et à la réflexion sur la continuité historique et morale de nos actions et en vérité ne font que si peu pour revenir sur leur passé afin de ne pas le reproduire, afin de ne pas le vénérer dans l’établissement d’une forme de mémoire intacte jamais interrogée, et de plus en plus difficile à modifier, à transformer en dialogue avec le réel pour donner à voir une réalité passée mais prégnante aujourd’hui. Peut-être éprouverais-je de la curiosité, de la joie, de l’étonnement, de la peur, de la haine pourquoi pas. Mais je reviendrai sur la nécessité de ce sentiment plus tard. plutôt son inévitabilité, qui ne l’enferme cependant aucunement dans une fatalité. Un telos. Peut-être même que dans d’autres circonstances je ne me serais pas posé la question et aurais vaqué à mes occupations; peut-être que ce n’est pas tant les traits de leur visage, la noirceur de leurs cheveux, leurs mouvements ou la langue étrange de leurs échanges qui m’ont interrogé. Mais leurs sac à dos. Et pour être plus précis, la couleur de leur sac à dos. Jaune pour l’un, rouge pour l’autre. Des sacs à dos de petite taille, ceux que porteraient des écoliers. D’ailleurs ils en ont l’âge, sortis à peine de l’adolescence [mais peut-être leurs traits ne reflètent-ils pas leur âge ?] Des sacs  à dos que j’imagine contenir la majeure partie de leurs biens, si ce n’est tous leurs biens à Paris. Des sacs à dos qui semblent ternis, usés, avoir fait le long voyage avec eux et qui les accompagnera sans doute là où ils veulent aller si toutefois Paris n’est pas la fin de leur voyage [puisqu’il est probable si ce sont des Afghans que certains veulent se rendre en Angleterre et doivent passer par Calais qui pourrait très bien devenir leur destination finale]. Des sacs à dos qui leur servent à la fois de valise et de foyer, de symbole du passé et d’ancrage dans le présent en attendant un futur imprécis dont ils sont également le signe, le moyen de transport spatial et temporal en quelque sorte. Ils vont y mettre leur nourriture, leurs vêtements, leurs souvenirs, leur argent, peut-être même ce qu’ils vont trouver sur leur chemin, acheter, se voir offrir, scavengers des temps modernes, du moins une certaine catégorie de scavengers qui ne font pas les poubelles, ou peut-être que si, qui ne peuvent amasser énormément, mais peut-être qu’ils essayent quand même. Ce ne sont pas des dumpsters écolos qui fouillent uniquement dans les poubelles des magasins bio, s’ils ont une éthique radicale, ou de grands magasins tout court s’ils veulent juste éviter le gaspillage et démontrer qu’il est possible de vivre de ce qu’on récupère dans les bennes à ordure. Ce ne sont pas des Scavengers old fashioned tels ceux croisés dans mon enfance, que mes parents pouvaient parfois appeler les camp-volants, et qui continuent aujourd’hui à récupérer du cuivre pour le revendre au kilo aux ferrailleurs, ou bien des vêtements, et autres objects réutilisables. Ce ne sont pas des scavengers clochardisés, des êtres humains réduits à la collecte sauvage en milieu urbain pour survivre. Ce ne sont pas des scavengers des Favelas, de dépotoirs, de villes poubelles au Mexique, au Brésil, en Inde ou ailleurs, ces ailleurs de la misère du monde que nous autres blancs ne voulons plus accueillir, ou plutôt affronter. Non ce ne sont pas ces genres de Scavengers pour peu qu’ils représentent ou composent une catégorie, ce que je ne souhaite en aucun cas établir sauf peut-être pour décrire en des termes identifiés et porteurs de sens mais capables d’en accueillir d’autres [et il n’est pas surprenant d’assister à une essentialisation des mots et des langues, dans l’intention ordonnant le web sémantique par exemple, lorsqu’on constate dans le même temps que ce qui faisait la force, la beauté et la complexité de nos “cultures” est rejeté, banni, pointé du doigt et du canon de fusil, et que nous sommes opposés à l’accueil d’autres sens. Serait-ce que nous avons perdu le sens du mouvement qui nous a porté comme “civilisation” jusqu’à aujourd’hui ?] ce que j’imagine en voyant deux étrangers à “mon monde” s’apprêter à entrer dans une médiathèque, les épaules portant un sac à dos coloré, visible, révélateur de leur statut de nomades. En réalité ils pourraient être des habitants domiciliés dans le quartier, plutôt que des habitants non domiciliés. Ce n’est que moi qui les imagine d’ailleurs, et en transition. Si Paris leur permet de partir, les recrache, ou reste indifférente jusqu’à leur prochain déplacement. Quelque chose de leur gestuelle, de leur couleur de peau bien sûr, de leur langue, de leurs rapports grégaires, de leur attitude à la fois enjouée et sombre, et d’autres choses encore me font dire qu’ils sont d’ailleurs, que leur statut n’est pas enviable même si je peux comprendre pourquoi ils sont là. Et leurs petits sacs à dos jaunes et rouges sont très voyants, trop voyants ont les couleurs d’une cible de fête foraine.  Des sacs à dos de cette couleur, il en existe ailleurs, dans un ailleurs au delà des frontières, idéalisé, accessible à tous, afghans, lorrains d’origine italienne ou porto-ricaines. Bien évidemment, il existe une dite “fracture numérique” mais elle se résorbe alors voilà, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cet ailleurs c’est un jeu en ligne. Un jeu qui se nomme DayZ dans lequel les joueurs incarnent une autre forme de scavengers, ceux d’un futur apocalyptique dans lequel les zombies ont envahi le monde et obligent les êtres humains qui ont survécu à survivre encore et encore, sans autre alternative  que la survivance comme modalité d’être et d’exister. Dans DayZ, un personnage, et donc le joueur qui l’incarne, commence une “partie” presque nu, revêtu d’un pantalon et d’un T-shirt, muni d’une pile et d’un fumigène orange. Il surgit après un décompte de trente secondes comme processus temporalisé de naissance dans l’univers de Chernarus, territoire grand comme la région de bohème, sur laquelle est copiée sa cartographie, et où s’étendent des plaines et des forêts à perte de vue, mais où se trouvent également des villages, des villes, des camps militaires, des aéroports et des ruines de chateau. Il existe plusieurs lieux de Spawn, de surgissement ou d’engendrement, et aucun personnage ne sait à l’avance où il émergera une fois le décompte fini sur l’écran noir. Sa naissance est aléatoire. Son engendrement est algorithmique, même si les joueurs qui l’incarnent ne sont pas tous de la génération y. Et même s’il peut être jaune, blanc, femme ou homme, jeune ou vieux, dégarni ou chevelu, il est un même, un identique, un plus qu’identique puisque non seulement son destin est le même que celui de tous les autres personnages [il doit survivre pour survivre après avoir été engendré par un processus de calcul algorithmique durant trente secondes] mais ses mouvements sont exactement les mêmes, qu’il s’agisse de sa façon de courir, de ramasser un objet ou de panser une plaie lorsqu’il ou elle est blessée. Mais ce qui le rend définitivement identique à tous les autres personnages, c’est on patrimoine génétique composé de 0 et de 1, sa binarité originelle dont il émerge comme un non-devenir, un advenu sans avènement historique; une chimère naissant et renaissant sans cesse. Lorsqu’un joueur voit son personnage émerger des ombres de la nuit originelle, la première chose qu’il fait faire à son personnage est de courir. Si le joueur est un expert et qu’il connaît le territoire, il sait vers où il fait courir son personnage. si le joueur est un novice, il fait courir son personnage où il peut, essayant très vite de trouver de la nourriture  (le personnage qui émerge de ce décompte est affamé, semblable à un enfant sortant du ventre de sa mère,  et s’il ne trouve pas rapidement de quoi manger et boire, il meurt) dans les maisons abandonnées, des armes, des vêtements et surtout, essentiel, un sac à dos pour transporter ce qu’il se trouve. Il existe des sacs à dos de toutes les couleurs dans DayZ, vert, bleux, violets, jaunes et rouges. Mais ces deux dernières couleurs sont très voyantes et il est souvent préférable d’en changer dès que l’occasion se présente. Sinon le personnage ainsi accoutré risque de servir de cible facile à d’autres personnages avides de sensations fortes, et qui s’engagent dès leur entrée dans le monde de Chernarus dans une chasse à l’homme moderne. Les zombies sont un prétexte. Ce que cherchent les joueurs en règle générale, c’est accumuler, trouver des armes et tuer d’autres joueurs avant d’être eux même tués, et de recommencer aussi nus qu’un vers. Autant de fois qu’ils le veulent, pouvant même parfois dépouiller la carcasse de leur ancien personnage, de leur ancienne incarnation pour récupérer ce qu’ils avaient collectés dans leurs aventures précédentes. Et pour accumuler encore et plus, il faut un sac à dos.

Je me demande ce qui pousse des joueurs à rester devant leur écran des dizaines d’heure durant, assis, sans bouger, tandis que devant leurs yeux un personnage portant un sac à dos de couleur tente de survivre dans un monde hostile. Les personnages me font penser aux migrants croisé plus tôt devant la médiathèque, qui ont traversé des milliers de kilomètres, risqué leur vie, incertains de leur avenir, entourés par des blancs enchâssés dans leur allure assuré et leurs habits repassés, se frayant un chemin dans un monde hostile où les zombies se confondent avec les citadins effrayés à l’idée qu’un Afghan partage leur quotidien; certains mourront avant d’arriver à destination, mais ils ne resurgiront pas du grand néant algorithmique. Ils seront suivis par d’autres cependant, qui leur ressembleront tellement que bien malin celui ou celle qui pourra dire s’ils sont autres si aucune discussion n’a jamais été engagé, aucune interrogation soulevée, aucune empathie ressentie. Et leur trajectoire sera la même. Leurs mouvements, leur langue, leur sac à dos, seront identiques. Ils passeront une grande partie de leur journée devant l’écran miniature de leur portable rechargé en médiathèque, pour se souvenir, regarder des images d’avant, converser avec les leurs restés là-bas, dans un ailleurs temporel et géographique d’avant la catastrophe ayant initié leur départ. Et parmi ces familles, amis, contacts restés là-bas, certains seront peut-être installés devant un écran d’ordinateur, engagés dans une lutte à mort dans l’univers de Chernarus, leur personnage harnaché d’un sac à dos jaune en piteux état. ou bleu.

Violence contre les corps noirs

Violence contre les corps noirs

Ta Nehsi Coates, ou la transmission d’un questionnement

Deux fillettes blanches furent retrouvées assassinées près de leur domicile le matin du 5 juillet 1893… une chasse au Nègre fut immédiatement lancée… Pendant ce temps, un Nègre inconnu avait été arrêté à Sikestown, dans le Missouri, et les autorités télégraphièrent ces faits à Bardwell, dans le Kentucky… il dit que son nom était Miller et qu’il ne s’était jamais rendu dans le Kentucky…. Sûr de son innocence, Miller gardait son calme, tandis que des centaines d’hommes saouls et lourdement armés, enrageaient autour de lui… Ne parvenant en aucune manière à lier Miller au crime, la foule décida de lui laisser le bénéfice du doute et de le pendre, plutôt que de le brûler, comme prévu initialement.

La Loi de Lynch, Ida B. Wells, 1893

It struck to me that perhaps the defining feature of being drafted into the black race was the inescapable robbery of time, because the moments we spent readying the mask, or readying ourselves to accept half as much, could not be recovered. The robbery of time is not measured in lifespans but in moments. It is the last bottle of wine that you have just uncorked but do not have time to drink. It is the kiss that you do not have time to share, before she walks out of your life. It is the raft of second chances for them, and twenty-three-hour day for us.

Between the world and me, Ta-Nehisi Coates, 2015

America or, to be more precise, the men who spoke in the name of America decided that it was going to be a white place defined negatively by the bodies and the blood of the reds and the blacks. And that decision, which was made in the 1660s and elaborated over a two-hundred-year period, foreclosed certain possibilities in America — perhaps forever — and set off depth charges that are still echoing and re-echoing in the commonwealth.

The Road Not Taken, The Shaping of Black America, Lerone Bennett

Lors du rassemblement en soutien à François Fillon le dimanche 5 mars 2017, une participante, avocate de profession habitant Paris, fut interrogée par un journaliste du journal Le Monde, et indiqua être présente sur la place du Trocadéro parce qu’elle maintenait sa confiance en Fillon dont le programme économique était le seul projet consistant pour la France, selon elle. Elle condamnait cependant avec véhémence « le lynchage » dont avait été victime l’homme politique, désigné candidat à l’élection présidentielle, lors de la primaire de Les Républicains. Un lynchage donc. Le mot était lâché. Dans le discours convaincu de cette avocate, Fillon avait souffert un traitement inhumain comparable à celui que des personnes blanches s’affranchissant de la justice ont fait subir à des personnes noires aux États-Unis. Pour autant, quelques minutes plus tard, le “lynché” en question semblait tout à fait gaillard lorsqu’il prononça son discours, ce qui eut sans doute de quoi ébahir l’avocate, car cela signifiait que l’homme avait non seulement survécu à l’horreur, mais il avait l’esprit héroïque de surcroît pour estimer qu’il n’y avait « pas de fatalité, » et qu’avec « la France qui vient de loin », dont elle était l’une des dignes représentantes en ce jour miraculeux, « héritière d’un passé toujours présent. La France des paysans, la France des cathédrales, des châteaux et des sans culottes », il était l’heure de se redresser plutôt que de « continuer à dériver comme un bâton au fil de l’eau » (François Fillon, Discours du Trocadéro, 5 mars 2017).

Cet usage du terme « lynchage » pose question. Qu’est-ce qu’un lynchage ? À quoi cela se rapporte-t-il ? Qui est la victime ? Pourquoi une personne est-elle lynchée et par qui ? Ida B. Wells, journaliste et sociologue états-unienne noire, publia en 1893, un texte intitulé Lynch Law après le lynchage des propriétaires de l’épicerie People’s Grocery Company en bordure de Memphis en 1892. L’auteur y redonne à lire les origines de la pratique : « La Loi de Lynch, » Selon le Virginia Lancet, « telle que communément appelée, vit le jour en 1780 d’une coalition de citoyens du comté de Pittsylvania, en Virginie, formée dans le but d’éliminer une bande organisée de voleurs de chevaux et de faux-monnayeurs dont les complots ingénieux défiaient les lois ordinaires du pays, et que le succès avait enhardis et encouragés à poursuivre leurs exactions à l’encontre de la communauté. Le colonel William Lynch rédigea la première ébauche de la charte orientant cette coalition de citoyens, et depuis lors « La Loi de Lynch » demeure le nom donné à l’administration expéditive d’un châtiment par de simples citoyens non investis d’un tel pouvoir. » Ida B Wells étudie par ailleurs dans son essai les raisons invoquées par les blancs pour avoir eu recours au lynchage d’un, d’une ou de plusieurs noirs entre 1882 et 1892, puisque durant cette période les noirs en furent les principales victimes : « Au cours des quinze premières années suivant leur émancipation (1862), ces derniers furent assassinés par des foules masquées lorsqu’ils essayaient de voter. Le lynchage pour ce seul motif étant désormais mal vu par l’opinion publique, un nouveau mobile est avancé pour justifier les meurtres de ces quinze dernières années. Les Nègres ont été accusés en premier lieu de vouloir régner sur le peuple blanc, et des centaines d’entre eux ont été assassinés sur la base de cette présomption sans fondement. Ils sont désormais accusés d’agression sexuelle ou de tentative d’agression sexuelle sur des femmes blanches. Cette accusation, aussi mensongère qu’ignoble, nous prive de la compassion du monde et démolit la réputation de notre race. » Elle continue en précisant que « Trois êtres humains ont été brûlés vifs dans l’Amérique civilisée au cours des six premiers mois de l’année (1893). Plus de cent ont été lynchés au cours de la même période. On les pendit, puis on les mutila, on leur tira dessus et on les brûla. » Et elle reproduit un tableau paru dans le quotidien Chicago Tribune de janvier 1892 faisant état du nombre annuel de lynchages, c’est-à-dire de « nègres assassinés par la foule » entre 1882, où 52 nègres furent lynchés, et 1891, où le nombre de personnes torturées et tuées ainsi fut de 169. Sur les « presque 1 000 personnes » qui furent lynchées sur la période de 10 ans, un tiers seulement était accusé de viol. Mais il est peu dire que l’absence de témoins ou l’inexistence de preuves ne constituaient pas des raisons suffisantes pour éviter à un noir d’être lynché « La seule parole de n’importe quel homme blanc à l’encontre d’un Nègre est suffisante pour pousser un groupe d’hommes blancs à lyncher un Nègre. » Aucune enquête n’est diligentée pour déterminer ne serait-ce que l’identité des lyncheurs, ou des lyncheuses ; ou si elle est menée, et que des personnes sont amenées devant un tribunal pour être jugées, comme ce fut le cas en 1955 pour le lynchage d’Emmett Till, les accusés sont rapidement innocentés. L’un d’entre eux avoua publiquement son crime et sa fierté de l’avoir commis ; et Carolyn Bryant, la femme qui avait accusé Emmett Till, jeune chicagoan de 13 ans venu visiter sa famille à Money, dans le Mississipi, de l’avoir agressé verbalement et tenté de la séduire, avoua en 2007 (The Blood of Emmett Till, Timothy B. Tyson, 2017), que le jeune homme ne l’avait en réalité jamais harcelée.

Voilà sommairement les faits auxquels renvoie le mot “lynchage”. Employer ce terme en d’autres circonstances permet sans doute de dramatiser la situation de la personne concernée dans l’immédiateté du présent, mais sur un temps historique, un temps long, le temps de la transmission nécessaire entre des personnes qui vivent « aux alentours » temporels, spatiaux et sociaux d’un lynchage et celles et ceux qui ne font qu’en entendre parler, son usage déconnecté de sa signification historique, sociale, politique et dans le même temps sur-investi affectivement fait disparaître l’ensemble des corps noirs mutilés, pendus, brûlés, lynchés dans une forme d’indifférenciation, de neutralisation discursive. Il s’agit là de l’une des formes que prend ce que j’appelle la transmission de l’oubli dont l’objectif est le recouvrement pur et simple de « l’oublié ». L’oublié est le constituant d’une mémoire, c’est-à-dire la possibilité du souvenir en tant que matière seconde issue du rapport empirique singulier, personnel, à un événement, une situation un objet, une histoire. L’oublié, ne devient une matière mémorielle vivante que parce qu’il peut être transmis par une personne, oralement, gestuellement, émotionnellement, involontairement même ou encore par écrit, génération après génération, et parce que des termes du langage véhiculent non plus la singularité du rapport à cette matière, mais une dimension symbolique « universelle » reposant sur de multiples expériences singulières. Pour en revenir au lynchage, transmettre sa réalité historique ne signifie pas qu’il faille maintenir suspendus les corps pendus ou brûlés au-dessus de nos têtes comme autant de formes absolues de non-mémoire qui se transmettraient telles quelles, inoubliables dès lors, non symbolisables. Cependant, il est nécessaire de ne pas diluer dans l’usage ce qui permet d’en parler, de se souvenir et de pouvoir « oublier » pour le transmettre de nouveau singulièrement, qu’il s’agisse de mots, d’images, de récits ou de gestes, de poésie, de contes ou de jeux d’ombres sur un mur. Bien évidemment une partie de ce qui se transmet de génération en génération ne repose pas forcément sur une volonté de transmettre ou un acte intentionnel de transmission ; mais dans cadre de ce texte, nous nous limiterons à traiter la transmission intentionnelle telle qu’elle est envisagée par Ta Nehsi Coates dans et par cet ouvrage. La question dès lors est d’identifier quelle part d’oublié Ta Nehsi Coates cherche à y transmettre, et le type d’échange qu’il établit textuellement avec son lecteur, son fils en l’occurrence en premier lieu, pour y parvenir.

Pour sa part, Ida B. Wells intégra son texte dans un pamphlet qui fut distribué à l’entrée de l’exposition universelle de 1893 à Chicago, à laquelle elle refusa de participer car l’histoire des noirs ne faisait l’objet d’aucune présentation dans aucun des pavillons. Les textes composant ce bulletin intitulé « Reasons Why the Colored American Is Not in the World’s Columbian Exposition » se voulaient volontairement tranchants, explicites, pour laisser une marque dans l’esprit des blancs, essayer de leur faire comprendre ce que signifiait naître noir, être noir et devenir noir aux États-Unis et plus particulièrement dans les états du sud post-guerre civile, post-reconstruction et post-adoption des lois Jim Crow, lois jouant un rôle fondamentale dans la ségrégation raciale aux États-Unis. Frederick Douglass écrivit d’autres textes de ce pamphlet. Le même Frederick Douglass dont Donald Trump déclara récemment dans son discours d’introduction au black history month aux États-Unis en 2017 qu’il est « somebody who’s done an amazing job and is being recognized more and more I notice ». Dans les propos de Trump, Douglass pourrait bien être mort, ou vivant, ou un extra-terrestre ayant découvert le Graal en faisant de la plongée sous-marine dans son palais d’hiver de mar-a-lago après avoir fait un eagle sur le 15ème trou du parcours de golf, mais peu importe car il a fait un boulot incroyable. Même en imaginant que Trump sache qui est Douglass, décrire comme un « amazing job » le parcours d’un esclave qui parvient à s’enfuir pour devenir l’un des principaux défenseurs de l’abolitionnisme relève au mieux de l’insulte volontaire, au pire de l’ignorance satisfaite. Et cela participe comme dans le cas de notre avocate parisienne du Trocadéro d’une transmission de l’oubli, de faire du présent le temps de recouvrement du passé là où il en est à la fois l’arbre et le fruit, perpétuant au-delà de la violence physique dont sont encore aujourd’hui spécifiquement victimes les populations noires en France ou aux États-Unis, une violence symbolique invisible, rarement questionnée, rarement reconnue dans laquelle le temps, le rapport au temps et l’expérience du temps jouent un rôle primordial.

Il me semble que Between the world and me, de Ta-Nehisi Coates contribue, à la manière du pamphlet rédigé par Ida B. Wells, à la transmission de l’oublié. Il évoque à travers sa propre expérience d’un temps présent les échos d’expériences du présent vécus par son père, par son grand-père, par la mère de son camarade d’université Prince Jones qui se fait assassiner pour avoir ressemblé à un autre noir, et finalement par tous les « noirs » qui se découvrent noirs dans un « monde » créé par les blancs et organisé pour aboutir au rêve des blancs. Et si Coates s’adresse en premier lieu à son fils âgé de 15 ans au moment de la rédaction, il ne s’adresse pas moins à ce vieux monde blanc autour de lui qui ne veut pas mourir, c’est-à-dire qui continue à se croire blanc, pour reprendre les termes de James Baldwin dont l’auteur se fait le disciple, et a besoin d’un nègre pour perpétuer ce mythe, perpétuer simultanément l’oubli de pans entiers de son histoire, et perpétuer le rêve américain et les conditions d’avènement de ce rêve.

Deux anecdotes de bousculade évoquées par Coates et qui peuvent paraître des plus anodines permettent de visualiser l’écart « entre le monde et l’auteur » si tant est que l’on prenne le « moi » du titre de son essai comme se rapportant à l’auteur. Coates évoque une journée de cinéma à New York en 2004 ou 2005 avec son fils alors âgé de 5 ans. A peine sortis de la séance, traversant une foule nombreuse, tous deux empruntent un escalator pour sortir du complexe cinématographique, et alors qu’ils arrivent en bas des marches, et que le jeune enfant avance au rythme que lui permettent ses petites jambes, une femme blanche le pousse tout en s’exclamant « come on ! », « Allez ! ». Et Coates d’entendre dans ce « come on ! », un « Bouge de là gamin tu me gênes » ou encore « ôte ton corps noir de là que moi la dame blanche je puisse avancer». Coates ne pourra retenir sa colère et récoltera le regard médusé de blancs qui ne comprennent pas pourquoi, et le menacent de le faire arrêter s’il continue ainsi. L’autre anecdote voit Coates récupérer son bagage dans un aéroport et bousculer, sans le faire exprès, un jeune noir. « Au temps pour moi » lui adresse Coates, et l’autre de répondre « pas de problème » sans même le regarder. D’un côté son fils devenait l’objet d’une violence physique issue d’un déni, d’un apprentissage passif de l’indifférenciation, du mépris, du racisme, d’un « color blindness » qui équivaut à traiter l’espace-temps du présent comme une matière disponible de manière égale pour tous, quelle que soit sa couleur de peau, quelle que soit sa « race » et que ne se serait pas permis selon Coates cette femme à Baltimore ou dans une autre ville à forte population noire ; de l’autre côté dans un simple échange de formules de politesse ou de marques de respect se condensait pour l’auteur « la relation intime qui ne peut exister qu’entre deux étrangers particuliers de cette tribu que nous appelons les noirs ».

Il faut remonter le fil de l’écriture de Coates à ses origines pour comprendre pourquoi cette femme dans l’escalator new-yorkais, ou pourquoi l’avocate parisienne évoquant le lynchage d’un homme politique en France, ou encore les éditions de la découverte en choisissant le titre une colère noire pour traduction du titre anglais du livre de Coates participent d’une forme ancienne et perpétuée dans le présent de la forme d’indifférenciation raciale et historique dénoncée par Coates, dans laquelle et par laquelle tout corps noir singulier est l’essence et le fétiche du « corps noir » en tant que corps physique, idéologique et social nécessaire et nécessairement voué à la destruction. Une indifférenciation semblable à des sables mouvants sur lesquels se construit la permanence d’un présent des-historicisé et où disparaissent les expériences singulières de ceux et celles qui ne veulent plus être des Nègres indispensables aux blanc ; des sables mouvants auxquels cherche à échapper Coates pour ne pas devenir fou, coincé entre les cadavres des hommes et femmes noirs tués sur la route du devenir noir commun à ses semblables, ancêtres, contemporains ou futures générations, et l’impossible devenir autre que non-noir noir, place à laquelle il semble être assigné par les regards autour de lui et par le monde dans lequel il s’inscrit ; des sables mouvants desquels il cherche à éloigner son fils tout en sachant qu’il ne peut véritablement que le prévenir et lui transmettre sa propre histoire, et ce faisant déplier les temps, leur redonner leur place, faire du passé une matière avec laquelle créer sa propre distance, du présent un terrain de jeu et d’expérience malgré des règles inégales entre blancs et noirs, et du futur autre chose que le réceptacle de destination d’un rêve dont l’essence même est la destruction du corps noir ; des sables mouvants auxquels cherchèrent à échapper d’autres écrivain et écrivaines avant Coates en livrant leur témoignage écrit de ce que signifie naître noir, être noir et devenir noir aux États-Unis.

Entre le monde et moi : un corps noir détruit…

Bien sûr il ne s’agit pas de dire que 2017 est égal à 1955, ou à 1893. Coates rappelle d’ailleurs qu’être noir pour son fils est une chose différente de ce qu’être noir signifiait pour lui, ou pour son père : « I don’t know what it means to grow up with a black president, social networks, omnipresent media, and black women everywhere in their natural hair. » Mais ce qui demeure quasiment identique depuis cent cinquante ans, c’est-à-dire la fin de l’esclavage qui, rappelons-le, dura plus de 250 ans et fut suivi de 90 ans de lois organisant la ségrégation entre 1876 et 1964 ( Il est important de lire ici que seule la « matière spatio-temporelle empirique » de deux générations nous sépare et nous relie à ces luttes et à leur histoire) est le fait que les destructeurs des corps noirs sont rarement tenus responsables de leur acte. Dans la majorité des cas de meurtres de noirs par des policiers par exemple, ces derniers ne sont pas condamnés « Mostly they will receive pensions. And destruction is merely the superlative form of a dominion whose prerogative include friskings, detainings, beatings, and humilations. All this is common to black people ; and all of this is old for black people ». Dans cette dernière phrase se trouvent combinés deux rapports au temps construits autour d’une permanence ; celui de la répétition, de l’expérience singulière individuelle et celui de la tradition, comme « expérience » d’une communauté déterminée par la couleur de peau. L’impunité des destructeurs de corps noirs est connue, courante, fréquente pour la population noire au présent, de l’ordre d’une expérience au quotidien qui ne cesse de se représenter, de se vivre de nouveau. En 2015 sur les quelque 1146 personnes tuées par la police, 307 étaient noires, soit 26% alors que la population noire en 2000 et 2010 n’avait que peu évolué en pourcentage et représentait environ 12.7% de la population états-unienne. En 2016, sur les quelque 1092 victimes de violences policières, 266 étaient noires, soit presque 25%. Mais dans le même temps, l’impunité est chose ancienne, une tradition pourrait-on dire ici, c’est-à-dire quelque chose qui se perpétue depuis « la nuit des temps », le sens de « Old » ici prenant une connotation quasi légendaire, mythologique, constituante, radicale. Et l’on peut de nouveau ici faire référence au texte d’Ida B. Wells qui énonce avec détails les faits, ce qu’on pourrait appeler la réalité, la transmet, la donne à voir de manière crue. Certes la force du texte peut sidérer, mais elle ne la représentation est contextualisée, questionnée et Wells questionne également l’impunité renouvelée des blancs qui continuent à commettre des lynchages (de véritables faits) ; elle questionne l’impunité « indiscutable », ou presque d’ordre divin. La légende se transmet sans être questionnée elle, et c’est en quelque sorte ce que faisaient les blancs dans leur majorité à l’époque de wells (et encore aujourd’hui) et c’est pour cela que c’est un « vieux » monde qui est toujours au stade de l’enfance, car il perpétue un mythe sans en interroger les fondements ou les raisons. En second lieu ces destructeurs des corps noirs sont les rêveurs, les porteurs du rêve américain, ceux là-même qui sont prêts à jurer que tout Américain peut y parvenir et qu’ils ne sont pas racistes, non bien au contraire « No one is held responsible. There is nothing uniquely evil in these destroyers or even in this moment. The destroyers are merely men enforcing the whims of our country, correctly interpreting its heritage and legacy ».

Coates décide d’écrire son essai sous la forme d’une lettre adressée à son fils lorsque ce dernier apprend des médias que le policier assassin de Michael Brown a été relaxé. Ce qui résonne dans la mort de Brown et la réaction de son fils de quinze ans qui se réfugie dans sa chambre pour y pleurer, seul, c’est la mort de Prince Jones, un camarade d’université de Coates qu’un policier a confondu avec un prétendu dealer de drogues, appréhendé plus tard puis relâché. Mais c’est également si l’on se prête à une lecture entre les lignes de son texte d’autres corps noirs détruits dans l’indifférence générale et l’impunité la plus complète en des instants précis de l’histoire du corps noir américain et qui ont fait également l’objet d’un récit, d’un témoignage, d’une poésie. Là où le titre français de l’ouvrage de Coates évoque une colère noire, comme finalement autant d’autres colères répertoriées de manière indifférenciée dans les colonnes médiatiques ces derniers temps, soit qu’elles symbolisaient la contestation à des politiques répressives, soit qu’elles venaient justifier l’élection de représentants politiques locaux ou nationaux « extrémistes » en France ou aux États-Unis, le titre anglais de l’ouvrage de Coates renvoie quant à lui directement à un poème écrit en 1935 par Richard Wright, Between the world and me, mais indirectement également à un grand nombre d’autres livres ou essais écrits au cours du vingtième siècle et qui se posaient la question de ce qui séparait la personne de leur auteur « noir » du monde extérieur « blanc ». A l’affect générique adopté par le titre français comme déclencheur identifié au présent de l’écriture d’une œuvre et accroche verbale sans doute plus vendeuse en librairie, l’écart « entre le monde et moi » évoqué par le titre anglais renvoie à la fois à un dialogue, une rencontre ou bien son impossibilité et surtout lorsqu’on s’y penche d’un peu plus près à une transmission historique et littéraire fondamentale pour comprendre ce qui poussa Coates à prendre la plume, à devenir journaliste puis à écrire ce livre, et ce faisant poursuivre à sa manière l’œuvre de transmission.

Dans le poème Between the world and me Richard Wright décrit la découverte par un marcheur d’une scène de lynchage dans une forêt, et les détails de la scène de s’imposer entre lui et le monde, avec une force telle qu’il va bientôt ne faire plus qu’un avec les ossements après avoir revécu, seconde après seconde, le lynchage ; les hurlements des chiens, les cris de la foule, le rouge à lèvre d’une putain, le goudron bouillonnant qui est versé sur son corps, puis la fraîcheur de l’essence et les flammes de la douleur, jusqu’à la pétrification éternelle dans ces ossements face au soleil. Le narrateur du poème ne chemine pas vers le passé, mais chemine au présent dans la continuité d’une histoire dont il est un maillon. Ce cadavre calciné pourrait être le sien, il en est en quelque sorte la continuité « indifférenciée », car c’est justement l’inertie de ce que ces ossements noircis autant que lui-même en tant que corps noir représentent aux yeux des blancs, qui à chaque instant, en toutes circonstances, obscurcit ses sens, alourdit ses membres et se tient entre le monde et lui ; finissant par le laisser pétrifié face au soleil aveuglant. L’indifférenciation historique assignée par les blancs aux noir-es devient pour le marcheur une indifférenciation empirique, un impossible « vivre autre chose ». Ce lynchage a beau être d’un autre temps, il le vit sans distance temporelle ou spatiale, il ne peut échapper à ce sort.  La différenciation empirique elle s’établit dans l’écriture même du poème, qui permet en articulant deux temporalités inséparables pour le marcheur de comprendre que son expérience d’un autrement est rendue impossible par les « Ils » présents mais invisibles (mégot de cigarettes, rouge à lèvres…) qui lynchèrent l’homme aujourd’hui réduit à l’état de squelette noir, autant que par les « Ils » absents mais visibles qui hantent le marcheur et lui font revivre l’expérience à laquelle il ne pouvait cependant être présent, le laissant également pétrifié face au soleil ; L’on retrouve d’une certaine manière ici ce que Winnicott décrit dans the fear of breakdown, « This thing of the past has not yet happened ; the patient was not there for it to happen ». Et pourtant cette chose du passé le hante comme si il l’avait lui-même vécu, sans pour autant pouvoir vaincre la crainte que ce qu’il n’a pas vécu, il le vive cependant de nouveau. Si Winnicott évoque dans ce texte un effondrement dans l’enfance à l’endroit du lien mère-enfant qui force l’enfant à prendre en charge un événement émotionnel qu’il est incapable d’assimiler, de transformer, de subjectiver, et surtout dont il ne peut se souvenir, ce qui se joue dans le poème de Wright est à la fois d’un autre ordre mais d’une nature similaire. Le marcheur certes devient le lynché, mais ce sont les blancs qui répètent les gestes du lynchage et les noirs qui ne cessent de les subir ; derrière la forme de sidération induite par le poème dans l’expérience de lynchage décrite à travers le « je » du lynché Wright installe un décor, un cadre historique et temporel figé. Si le noir ne peut vivre une autre expérience, ce n’est pas tant parce qu’il est un enfant incapable de grandir, d’aller de l’avant, mais parce qu’ils est en prise avec des blancs, avec les blancs qui ne cessent de répéter les mêmes gestes, les mêmes paroles et de perpétuer le même regard, enfermant le noir dans leur propre inertie. La boucle temporelle et spatiale dans laquelle est enfermée le marcheur noir, porteur de tous les lynchages passés et condamné au lynchage au présent, n’est pas tant sa production, mais la prison dans lequel le blanc s’est enfermé, y enfermant le noir avec lui, et dont il ne veut pas sortir. Nous reviendrons plus loin sur l’idée de boucle temporelle et spatiale. Je propose ici une première traduction personnelle du poème dans son intégralité. Elle permettra de prendre la mesure de ce à quoi se réfère Coates en livrant à son fils son essai sous un tel titre :

Entre le monde et moi

Richard Wright, 1935

Et un matin que je me trouvais dans les bois je tombai

soudain sur la chose,

Tombai sur elle dans une clairière herbeuse gardée par les ormes

et les chênes écailleux,

Et les détails fuligineux de la scène émergèrent, s’imposant

entre le monde et moi…

Il y avait une silhouette insouciante d’os blancs endormis

sur un coussin de cendres.

Il y avait le moignon charbonneux d’une jeune souche pointant son doigt

émoussé vers un ciel coupable,

Il y avait des branches arrachées, les veines minces de feuilles brûlées

et une torsade roussie de chanvre graisseux.

Une chaussure vide, une cravate abandonnée, une chemise déchirée, un chapeau esseulé,

et des pantalons raidis d’un sang noir.

Et sur l’herbe foulée aux pieds reposaient des boutons, des allumettes calcinées,

des mégots de cigares et de cigarettes, des cosses de cacahuètes, une

flasque de gin épuisée, et le rouge à lèvre d’une putain ;

Des traces épars de goudron, une multitude agitée de plumes, et

le relent de l’essence.

Et à travers la brise de l’aube le soleil emplissait d’un

étonnement cuivré les orbites du crâne pétrifié…

Et tandis que je me tenais là une froide compassion pour la vie qui s’en était allée

paralysa mon esprit.

La terre étreignit mes pieds et les parois de glace de la peur

enserrèrent mon cœur–

Le soleil mourut au firmament; un vent de nuit marmonna dans

l’herbe et fureta parmi les feuillages; les bois

déversèrent les jappements affamés d’une meute; les

voix assoiffées des ténèbres hurlèrent; et les témoins émergèrent et prirent vie:

Les ossements secs s’ébranlèrent, s’entre-heurtèrent, se soulevèrent, se mélangeant

à mes os.

Une chair ferme et noire se forma de la cendre grise, pénétrant dans

ma chair.

La flasque de gin passa de gosier en gosier, les cigares et

les cigarettes rougeoyèrent, la putain étala du rouge

sur ses lèvres.

Et mille visages tournoyèrent autour de moi, réclamant que

ma vie partît en fumée…

Et puis ils me saisirent, me déshabillèrent, cognèrent mes dents

jusqu’au plus profond de ma gorge tant est si bien que j’avalai mon propre sang.

Ma voix fut noyée dans le rugissement de leurs voix, et mon

corps noir trempé glissa et roula dans leurs mains

lorsqu’ils m’attachèrent à l’arbuste.

Et ma peau colla au goudron bouillonnant, et se détacha de mon corps

en plaques molles.

Et le duvet et les pointes des plumes blanches s’enfoncèrent dans

ma chair à vif, et ma douleur me fit gémir.

Puis par la grâce de Dieu mon sang fut rafraîchi, rafraîchi par un

baptême à l’essence.

Et dans un flamboiement écarlate je bondis vers le ciel lorsque la douleur m’inonda comme la pluie, cuisant mes bras et mes jambes, haletant, implorant je m’agrippais comme un enfant, m’agrippais aux rebords

brûlants de la mort.

Désormais je ne suis qu’ossements secs, et mon visage un crâne pétrifié fixant le soleil

d’un étonnement cuivré.

En 1945, dans Black Boy, récit autobiographique de ses années d’enfance dans le Mississippi puis de son départ à Chicago, Wright chercha à exposer ce qui dans sa propre expérience le séparait du monde des blancs et évoqua une forme de pétrification semblable à celle figurée dans son poème between the world and me et vécue cette fois empiriquement par lui face au regard blanc, et au rêve aveuglant dont ce dernier était le porteur : « color hate defined the place of black life as below that of white life ; and the black man, responding to the same dreams as the white man, strove to bury within his heart his awareness of this difference because it made him lonely and afraid. Hated by white and being an organic part of the culture that hated him, the black man grew in turn to hate in himself that which others hated in him … each part of his day would be consumed in a war with himself, a good part of his energy would be spent in keeping control of his unruly emotion, emotions which he had not wished to have,but could not help having. Held at bay by the hate of others, preoccupied with his own feelings, he was continuously at war with reality. He became inefficient, less able to see and judge the objective world. And when he reached that state, the white people looked at him and laughed and said : Look, didn’t I tell you niggers were that way ? » (Richard Wright, Black Boy, 1945).

L’esprit de Wright se voit contraint à tourner en circuit fermé et son corps noir devient à la fois une entité figée, une enveloppe corporelle carcérale tout en étant pourtant le fruit d’une construction historique qui appelle au devenir, à la transformation, au dépassement, à la vie et à l’expérience de vie ; Surgit ici à la lecture de Black Boy et des souvenirs de Wright, ce qui ressemble au « don de seconde vue » dont paraissait doué le septième fils de l’humanité dès sa naissance, le Nègre, du moins aux yeux de W.E.B Du Bois, sociologue, historien et lui-même nègre séparé du monde américain par un voile, ce qu’il appelait alors la « ligne de couleur » : « – a world which yelds him no true self-consciousness, but only lets him see himself through the revelation of the other world. It is a peculiar sensation, this double consciousness, this sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity. One ever feels his two-ness, -an american, a Negro ; two souls, two thoughts, two unreconciled strivings ; two warring ideals in one dark body, whose dogged strength alone keeeps it from being torn asunder ». Cependant avant que ne prenne fin le long cheminement spirituel qui permettra un jour à l’homme noir « to be both a Negro and an American without being cursed and spit upon by his fellows, without having the doors of Opportunity closed roughly to his face », il y a « between me and the other world an ever unasked question…they approach me in a half-hesitant sort of way, eye me curiously or compassionately and then instead of saying directly ‘how does it feel to be a problem ?’, they say, I know an excellent colored man in my town ; or I fought at mechaniscsville ; or Do not these southern outrages make your blood boil ? » (W.E.B Du Bois, Souls of black folk, 1903).

La question qui se tenait entre W.E.B Du Bois et le monde, Coates a tenté de se l’approprier lorsqu’il est entré à l’université Howard, la Mecque des étudiants noirs à Washington où travailla auparavant son père comme bibliothécaire et où avait travaillé son grand-père avant lui. « I have spent much of my studies searching for the right question by which I might fully understand the breach between the world and me… ». Il ne cherche pas la réponse dans les races « qui sont les enfants du racisme » à ses yeux, et non « son origine ». « I saw that what divided me from the world was not anything intrinsec to us but the actual injury done by people intent on naming us, intent on believing that what they have named us matters more than anything we could ever do ». Peu importe l’expérience singulière de la personne derrière la peau noire, la ligne de couleur telle que définie 115 ans plus tôt par W.E.B Du Bois continue de séparer « le monde et Coates » ; une ligne qui n’a rien à voir avec l’expérience d’une personne, ses accomplissements, sa réussite, mais qui n’était autre qu’une fabrication politique constituant la source du rêve américain et dont la transmission exigeait l’oubli des origines de ce rêve, c’est-à-dire l’oubli des origines de Coates et de ses ancêtres.

dans sa fabrication.

Lors d’un débat organisé en 1964 par la Cambridge union Society cherchant à déterminer si la construction du rêve américain se faisait au détriment du nègre américain, James Baldwin affirma : « I am stating very seriously, and this is not an overstatement: *I* picked the cotton, *I* carried it to the market, and *I* built the railroads under someone else’s whip for nothing. For nothing ». Le « Je » employé par Baldwin ne renvoyait pas tant à une expérience personnelle qu’à l’impossibilité faite destin pour le Nègre américain qu’il était et que des millions d’autres avant lui avaient été de ne pas revivre intérieurement, seul, à l’intérieur de son propre corps, qu’il s’agisse du corps noir singulier James Baldwin ou du corps noir social englobant l’ensemble des corps noirs singuliers identifiés comme un seul et même corps, encore et encore, l’histoire de l’ensemble des Africains depuis que le premier d’entre eux avait foulé le sol américain. Il y a alors chez Baldwin dans le contexte d’un débat public avec le principal porte-parole de la pensée conservatrice aux États-Unis à l’époque de la lutte des noirs contre la ségrégation raciale, pour l’abolition des lois Jim Crow et l’obtention de droits civiques, une puissante volonté de s’identifier à une histoire, d’en assumer l’héritage douloureux alors même que cette histoire ou ce pan noir de la grande histoire ne fait l’objet d’aucune étude sérieuse de la part des blancs. Elle n’est traitée que par des noirs dont Du Bois fait partie. Il y a donc également le constat d’un impossible dialogue au présent, et à tous les présents d’un impossible dialogue depuis l’origine, avec une partie de la société états-unienne qui a toujours semblé – et aujourd’hui encore – opposer aux accusations d’assassinat, d’enfermement, de précarisation, d’invisibilisation des corps noirs portées contre le « Rêve américain » l’idée d’un contexte différent, d’une horreur passée doublée de la nécessité de ne plus regarder en arrière pour les noirs. Un impossible dialogue qui repose sur l’affirmation d’une histoire sans continuité, ou plutôt une histoire discontinue du temps de l’esclavage, de la ségrégation, des lois Jim Crow, et dans laquelle le non-noir qu’est le noir doit envisager lui-même ne pas se voir noir sans jamais pour autant être blanc. C’est tout le sens de la redoutable réponse que Buckley, le contradicteur de Baldwin, lui donnait : « Il est pratiquement impossible à mon sens de répondre aux accusations de M. Baldwin si l’on n’est pas disposé à le traiter comme un homme blanc, si l’on n’est pas prêt à lui dire que le fait que votre peau soit noire est absolument sans rapport avec les questions que vous soulevez. Le fait même que vous vous teniez ici, prenant sur vos propres épaules tout le poids du supplice des Nègres, n’a aucun rapport avec la question à laquelle nous sommes venus répondre en ce lieu ».

Dès lors, puisqu’il n’est ni possible de faire valoir son appartenance à l’histoire des noirs et/ou de revendiquer la singularité de cette histoire sur laquelle s’est construite aveuglément l’Amérique qui se pense blanche, ni par ailleurs d’être regardé au présent comme un noir tel que défini systématiquement depuis toujours par les blancs puisque le « rêve américain » existe pour tous selon Buckley, il est difficile de trouver l’espace, le temps et le monde extérieur nécessaires pour vivre l’expérience singulière de sa propre identité, pour sortir de la boucle temporelle et spatiale dans laquelle semble enfermé le noir américain, le Negro dont parlera Baldwin et dont il rejette la construction même ; pour se penser blanc, le dit blanc a besoin d’un nègre, et ce faisant ceux qui se pensent blancs « have brought humanity to the edge of oblivion: because they think they are white. Because they think they are white, they do not dare confront the ravage and the lie of their history. Because they think they are white, they cannot allow themselves to be tormented by the suspicion that all men are brothers. Because they think they are white, they are looking for, or bombing into existence, stable populations, cheerful natives and cheap labor. Because they think they are white, they believe, as even no child believes, in the dream of safety Because they think they are white, however vociferous they may be and however multitudinous, they are as speechless as Lot’s wife— looking backward, changed into a pillar of salt ». En 1963, à l’occasion du centième anniversaire de l’émancipation des esclaves, James Baldwin adressa une lettre à son neveu âgé alors « d’environ quinze ans » qui prenait déjà la forme d’une déclaration d’amour et d’un avertissement, ou plutôt d’un accompagnement dans la découverte des ténèbres qui l’entouraient, dont il était le signe visible et auxquels il ne pourrait échapper tant que les blancs eux-mêmes ne s’émanciperaient : « I know how black it looks today, for you… but you can only be destroyed by believing you are what the white world calls a Nigger. I tell you this because I love you, and please don’t you ever forget it…you know, and I know that the country is celebrating one hundred years of freedom one hundred years too son. We cannot be free until they are free » (James Baldwin, The Fire Next Time, « My Dungeon Shook — Letter to my Nephew on the One Hundredth Anniversary of Emancipation »1963)

La transmission d’un double questionnement comme source renouvelée d’émancipation.

Baldwin et Coates partagent le sentiment que ce sont les blancs qui ne souhaitent pas transformer leur regard sur le monde, et qui sont perpétuellement installés dans un passé pétrifié, une boucle spatio-temporelle, qu’il s’agisse de l’attitude des habitants du sud des années 60 où « It is no accident that ancient Scottish ballads and Elizabethan chants are still heard in those dark hills-talk about a people being locked in the past! » ou bien de la pérennisation du rêve qui « thrives on generalization, on limiting the number of possible questions, on privileging immediate answers », telle la réponse immédiate donnée par le policier ayant tiré sur Michael Brown à la présence menaçante voire démoniaque selon les termes de l’assassin du corps noir d’1.93m et 130 kilos lui faisant face dans la rue ; une réponse immédiate qui peut ressembler à s’y méprendre à la peine capitale livrée sans autre forme de juge ou de tribunal par la foule en 1893 ou en 1955 lorsqu’un nègre était alors accusé de viol, d’outrage ou d’un quelconque autre crime. De la même manière, les lois Jim Crow qui encadrèrent le champ de l’expérience au quotidien des « Nègres » trouvent leur pendant contemporain dans l’incarcération massive dont sont victimes les noirs aujourd’hui, pas tant dans la durée de la peine infligée mais dans le fait même d’être envoyé « en prison », une « étiquette » qui remplace la marque du fer de la période d’esclavage, ou encore la séparation des noirs du corps social (Michelle Alexander – The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, 2010).

Baldwin et Coates refusent tous deux d’être ces nègres inventés de toutes pièces, et revendiquent leur statut de personnes en leur pays, les États-unis dans lequel « les blancs doivent chercher par eux-mêmes pourquoi il leur a fallu un nègre au début…c’est vous les blancs qui avez inventé le nègre. Et il vous faut trouver pourquoi, l’avenir du pays en dépend. » (Nous les NègresEntretiens avec Kenneth B. Clark, La découverte, p.47) Dès lors, ce que Baldwin et Coates peuvent transmettre l’un à son neveu, l’autre à son fils, n’est pas une réponse mais un double questionnement ; s’interroger en premier lieu sur ce qui se tient « entre le monde et eux » au-delà de la silhouette de leur père, de leur mère (comme pour Baldwin avec sa propre mère), ou de leur oncle hyper-protecteur, violents même parfois, parce qu’ils ont peur « that the child, in challenging the white world’s assumptions, was putting himself in the path of destruction ». Questionner en second lieu la place qui est la leur dans le rêve américain, car avant d’être une remise en question radicale et salvatrice de leur propre rôle dans la violence qui leur est adressée perpétuellement, ce double questionnement est avant tout l’expérience viscérale de violence contre leur corps noir singulier représentant l’imaginaire blanc de leur corps social noir indifférencié que traverse chaque génération de noir-es aux États-Unis et qui ne cessera peut-être jamais si les blancs ne se demandent pas un jour « de quelle matière est faite leur personne dans leur construction au quotidien » (James Baldwin, Nothing Personal, 1964).

Si pour le noir, la réponse à ce double questionnement est niée par ceux qui l’ont construit en tant que noir, sa transmission permet à celles et ceux qui en sont les destinataires de se confronter au réel, de se débarrasser des fantômes du passé, tout en continuant à transmettre leur histoire et l’histoire de ceux et celles qui se sont questionnées. Mais si le questionnement n’est pas partagé par les blancs, si le blanc reste enfermé dans son monde d’immédiateté, « hair sprayed to the consistency of aluminum, girdles forbidden to slide up, stockings defeated in their subversive tendencies to slide down, to tum crooked, to snag, to run, to tear, hands prevented from aging by incredibly soft detergents, fingernails forbidden to break by superbly smooth enamels, teeth forbidden to decay by mysterious chemical formulas, all conceivable body odor, under no matter what contingency, prevented for twenty-four hours of every day, forever and forever and forever » alors c’est la vie même des hommes, des femmes et des sociétés qu’ils et elles composent qui est en danger « The lives of men-and, therefore, of nations-to an extent literally unimaginable, depend on how vividly this question lives in the mind. It is a question which can paralyze the mind, of course ; but if the question does not live in the mind, then one is simply condemned to eternal youth, which is a synonym for corruption » (James Baldwin, Nothing Personal, 1964). Une « jeunesse éternelle » synonyme de corruption dont les incarnations sont toujours et encore au plus sommet du pouvoir aux États-Unis comme en France.

Entre le monde et moi (between the world and me – Richard Wright – 1935)

Entre le monde et moi,

Et un matin que je me trouvais dans les bois je tombai

soudain sur la chose,

Tombai sur elle dans une clairière herbeuse gardée par les ormes

et les chênes écailleux,

Et les détails fuligineux de la scène émergèrent, s’imposant

entre le monde et moi…

Il y avait une silhouette insouciante d’os blancs endormis

sur un coussin de cendres.

Il y avait le moignon charbonneux d’une jeune souche pointant son doigt

émoussé vers un ciel coupable,

Il y avait des branches arrachées, les veines minces de feuilles brûlées

et une torsade roussie de chanvre graisseux.

Une chaussure vide, une cravate abandonnée, une chemise déchirée, un chapeau esseulé,

et des pantalons raidis d’un sang noir.

Et sur l’herbe foulée aux pieds reposaient des boutons, des allumettes calcinées,

des mégots de cigares et de cigarettes, des cosses de cacahuètes, une

flasque de gin épuisée, et le rouge à lèvre d’une putain ;

Des traces épars de goudron, une multitude agitée de plumes, et

le relent de l’essence.

Et à travers la brise de l’aube le soleil emplissait d’un

étonnement cuivré les orbites du crâne pétrifié…

Et tandis que je me tenais là une froide compassion pour la vie qui s’en était allée

paralysa mon esprit.

La terre étreignit mes pieds et les parois de glace de la peur

enserrèrent mon cœur–

Le soleil mourut au firmament; un vent de nuit marmonna dans

l’herbe et fureta parmi les feuillages; les bois

déversèrent les jappements affamés d’une meute; les

voix assoiffées des ténèbres hurlèrent; et les témoins émergèrent et prirent vie:

Les ossements secs s’ébranlèrent, s’entre-heurtèrent, se soulevèrent, se mélangeant

à mes os.

Une chair ferme et noire se forma de la cendre grise, pénétrant dans

ma chair.

La flasque de gin passa de gosier en gosier, les cigares et

les cigarettes rougeoyèrent, la putain étala du rouge

sur ses lèvres.

Et mille visages tournoyèrent autour de moi, réclamant que

ma vie partît en fumée…

Et puis ils me saisirent, me déshabillèrent, cognèrent mes dents

jusqu’au plus profond de ma gorge tant est si bien que j’avalai mon propre sang.

Ma voix fut noyée dans le rugissement de leurs voix, et mon

corps noir trempé glissa et roula dans leurs mains

lorsqu’ils m’attachèrent à l’arbuste.

Et ma peau colla au goudron bouillonnant, et se détacha de mon corps

en plaques molles.

Et le duvet et les pointes des plumes blanches s’enfoncèrent dans

ma chair à vif, et ma douleur me fit gémir.

Puis par la grâce de Dieu mon sang fut rafraîchi, rafraîchi par un

baptême à l’essence.

Et dans un flamboiement écarlate je bondis vers le ciel lorsque la douleur m’inonda comme la pluie, cuisant mes bras et mes jambes, haletant, implorant je m’agrippais comme un enfant, m’agrippais aux rebords

brûlants de la mort.

Désormais je ne suis qu’ossements secs, et mon visage un crane pétrifié fixant le soleil

d’un étonnement cuivré.

Holmes et la survivance

The first step is to understand what the artist had in mind, and for me any work of art that is intended for interpretation is first of all a human document and my relationship to it when I perform it.
Mravinski, chef d’orchestre russe

The process of crafting an image is informed by the artist’s worldview. The worldview is shaped by the artist’s time, country of residence, culture, his daily interactions, his unique intellectual and physical attributes.
Georgi Rerberg, directeur de la photographie (Le miroir de Tarkovski, entre autres)

Rerberg and Tarkovsky: The Reverse Side of ‘Stalker’ (2009) :
https://www.youtube.com/watch?v=rUTyi3eHcZM

Est-ce qu’on peut faire la lecture critique d’une vie non-fictionnelle comme on fait la lecture critique d’un film, ou d’une œuvre dite de fiction ? La fiction est ici évoquée comme pratique artistique et produit de cette pratique, la non-fiction comme le champ de l’expérience humaine d’êtres qui naissent, vivent, meurent et se décomposent. Ma lecture du film Mr Holmes donne à entendre la part fictionnelle de tout être de chair et de sang. Le fictionnel n’étant pas le fictif. Le fictif servant souvent de terme péjoratif employé à l’encontre du fictionnel, ou de tout ce qui est considéré comme fictionnel, par un observateur qui se dit attaché aux faits et seulement aux faits « objectifs », et qui sont souvent en réalité objectivés par le discours de l’attachement à un « purement factuel » dont la pureté échappe cependant éternellement à l’observateur. Holmes (dans le film Mr Holmes) qualifie de fictives les histoires de Watson jusqu’à sa prise de conscience de l’importance de la part d’imagination, du récit, de la fiction pour maintenir les liens avec autrui, ou plutôt pour créer des liens non utilitaires, non instrumentalisant, « inefficaces » et incarnés.
Par ailleurs, est-ce que cette lecture peut être autre chose qu’une non-lecture c’est-à-dire une reproduction en mots de ce que le film donne à voir pas tant en images mais en organisation de la pensée, forme de pensée et vision du monde ? Le format cinématographique, les références à la psychanalyse, bien qu’indirectes, la mémoire, l’utilisation d’objets « mémoires », d’objets du seuil, de relations transférentielles, le regard sur le vieillissement, la solitude, la sénilité ne sont-ils pas partie constituante d’une forme de pensée et d’expression de la pensée ne pouvant que donner lieu à la forme d’interprétation qui fut mienne de Mr Holmes ? Autrement dit, suis-je sorti du film ou suis-je dans sa continuité ? Ai-je été critique, offrant une lecture extérieure, ou bien n’ai-je fait apparaître là que les fils sous-tendant son écriture ? à l’instar d’un enfant qui démonterait pour mieux pouvoir le reconstruire un édifice bâti en lego par quelqu’un d’autre avant lui, mais ne peut fabriquer qu’avec ces lego à sa disposition une fois démontés. Est-ce que j’ai utilisé les briques de lego du film pour le décomposer afin de composer ma lecture [si tant est que ma lecture soit autre chose que l’écriture elle-même] ou est-ce que les éléments sur lesquels je m’appuie sont des pièces composant une forme de trame qui n’était pas forcément celle initiée par le réalisateur ou le scénariste, et qui sont un matériau à part, à côté du film, des lego d’une autre nature, d’un autre genre ?
La première question tout d’abord. Est-ce que cette lecture peut ou non se rapporter à une vie non fictionnelle, c’est-à-dire qui n’appartient pas au champ de la création artistique mais est traversée singulièrement par un être humain ? Il y a plusieurs niveaux de réponse à mon sens. Le premier niveau, ou plutôt celui qui me vient immédiatement, a à voir avec le caractère même de ce que je nomme une création artistique. La vie singulière d’un être humain, d’une personne est-elle autre qu’une fiction ? Et si elle est autre chose, qu’est-elle de plus, de moins ou de différent ? Et dans ce cas qu’est ce qui la distingue d’une fiction ?
Pour Mankell, auteur de polars suédois à succès, et ce qu’il évoque de la vie dans Sables mouvants, un essai autobiographique rédigé alors qu’il se sait atteint d’un cancer, la vie n’est autre que l’art de la survie. Mankell affirme que l’espèce humaine est avant tout, comme toute autre espèce, dédiée à sa propre survie en tant qu’espèce et que cette « survivance », en tant que l’action même de survivre, est en quelque sorte une priméité à toute forme de vie organisée, et pourquoi pas à toute forme de vie [ce qui est discutable sauf si l’on considère que les formes de vie survivantes sont les formes de vie abouties en tant qu’espèce, complètes… mais cela pose des problèmes d’échelle de temps]. Manger, boire, dormir sont des nécessités premières auxquelles s’ajoutent se reproduire, se protéger, etc. L’espèce humaine a fait au fil des siècles de la vie, de son organisation sociale et de chaque vie personnelle au sein de la société, une forme artistique de survie, dimension première du maintien de la vie. Les plaisirs de la bouche, des yeux, des oreilles, de tous les sens ou de toutes les facultés mentales et physiques sont démultipliées dans les formes de vie humaines là où l’exigence minimale [et maximale car indispensable] de survie ne demanderait sans doute pas un tel raffinement. Mankell, crois-je me souvenir, transforme dans son texte la vie en acte artistique visant à oublier que l’on est des survivants et que notre rôle est de faire survivre l’espèce. En quelque sorte l’être humain transforme une nécessité sur laquelle il n’a aucun contrôle en plaisir, à l’échelle personnelle et sociale, et fait de la transmission de ce plaisir une nécessité organisable pour effacer ou faire disparaître la nécessité première, primale de la survie.
Je lisais plus tôt dans la journée un article indiquant que les enfants des années 2010 sont victimes de troubles de l’attention et d’angoisses beaucoup plus fréquemment que dans les années 80, l’une des raisons évoquées étant la diminution du rôle du jeu, ou la disparition même du jeu, ainsi que le contrôle extrême exercé par les parents sur leurs enfants à travers leur « éducation ». Je vois pour ma part une distance de plus en plus grande se creuser entre le monde dont nous sommes une composante vivante spécielement (en tant qu’espèce) et singulièrement (en tant que personnes singulières au sein de cette espèce) et le monde au sein duquel nous avons réellement un impact, c’est-à-dire dans lequel nous agissons de manière visible et intentionnelle. Les rédacteurs de l’article indiquent que la tendance existait avant l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de snapchat pour reprendre l’exemple cité. Mais là encore se dévoile une forme de négation des conditions d’avènement des nouvelles technologies, de leur avènement historique, social, intellectuelle, soit toute autre chose qu’une apparition brutale qui aurait eu lieu entre les années 80 et 2010. Il me semble que si l’écran, ou les écrans auxquels sont de plus en plus raccordés les enfants et les parents ne sont pas la cause des troubles vécus par les enfants (et les parents) mais sont la forme la plus aboutie d’un rapport au monde dans sa disparition, sa distance ou dans la séparation de l’être humain de sa composante première, la survie dans un monde où il n’est pas seul et qui détermine le temps de son passage comme être sur-vivant. Pour en revenir donc à la vie comme art de la survie, il me semble que nous avons atteint un point critique, voire un point de non-retour et que la survie dont nous avons voulue camoufler la nécessité primale derrière une forme artistique de vie resurgit sous une forme terrifiante et terrifiée au moment où de nombreuses menaces (ou perceptions de menaces) pèsent sur l’être humain mais plus fortement encore sur le « monde » dans lequel nous sommes censés survivre en tant qu’espèce et en tant que multitude de formes singulières de cette espace. Qu’en est-il de la part de fiction dans nos vies singulières, ou plutôt qu’est ce qui nous permet de distinguer la part du survivant de la part du vivant ? Limiter la survie aux nécessités premières, se nourrir, boire, se reproduire serait une erreur à mon sens. De la même manière, dire de la vie humaine qu’elle n’est que la forme artistique, c’est-à-dire superflue, représentée, de la survie première reviendrait à transformer l’être humain en une sorte de machine à contrainte double ; une contrainte opérative purement mécanique et une contrainte fictionnelle visant purement à invisibiliser cette contrainte mécaniste. La frontière est ténue, et il est difficile de voir en l’orgasme, par exemple, un simple procédé mécaniste ou une seule forme artistique camouflant la nécessaire survie. L’orgasme relève sans nul doute des deux « dimensions », que l’on pourrait décrire également comme une dimension de survie à l’échelle de l’espèce (et qui ne lui est pas propre) et une dimension singulière de vie à l’échelle de chaque être humain, l’art de la survie devenant dès lors l’organisation de la vie singulière dans l’universel de la préservation de l’espèce. Mais au-delà ce pour quoi l’orgasme « existe », si tant est qu’il ait un sens autre que celui d’inciter les membres de l’espèce à se reproduire et fasse donc partie de l’évolution biologique, spécielle (pas en propre puisque l’orgasme est partagé par une multitude d’espèces) et culturelle par appropriation de l’être humain, ce qui est le plus apparent dans l’orgasme c’est sa représentation, sa place dans la société, sa défense, son interdiction, son caractère tabou, son statut de jauge d’une relation saine et heureuse et ainsi de suite. Quel que soit la fonction de l’orgasme dans la pérennité de l’espèce humaine, son rôle est largement dépassé, en termes d’importance reconnue par tous, par son rôle dans le bien être personnel, amoureux, dans l’évaluation du plaisir, dans les techniques qui sont dédiées à sa multiplication, son amplification, sa découverte et ainsi de suite. Plus largement, même si justement la jouissance et l’orgasme ont des répercussions qui dépassent le simple acte sexuel et la reproduction de la vie lorsqu’on les associe à la « petite mort », l’importance qu’accorde chaque être humain à ses origines géographiques, familiales, linguistiques, culturelles et la forme ou les formes de récits qu’il en tire sont des signes difficilement contestables de la place prise par la fiction, c’est-à-dire une forme de récit dont le contenu n’a pas à correspondre à une authenticité d’un vécu dont il serait la mise en scène. Cela renvoie à mon sens à toute tentative d’écriture, d’expression, de parole, de donner à entendre et voir les éléments du « passé » qui sont sans exception des formes de fiction. Se pose naturellement la question de l’histoire et de son importance en tant que science de la connaissance des faits du passé pour comprendre le présent. Dire que l’histoire est une forme de fiction ne signifie pas que tous les historiens font leur travail correctement quels que soient leurs propos ; l’histoire est fiction dans le sens ou jamais aucun récit historique ne parviendra à redonner à voir, à lire, à comprendre, à sentir les circonstances, les faits, les évènements du passé tels qu’ils se sont « exactement déroulés », ou plutôt déroulés dans leur espace-temps et l’expérience des milliers d’êtres vivants concernés ou de la personne visée par l’exploration historique. La fiction historique ne portant pas tant sur la véracité des faits, ou de certains faits, mais sur la façon dont ces faits peuvent être rapportés ; Sebald montre cela dans son roman Austerlitz à travers le personnage du professeur Hillary. Les batailles napoléoniennes dont il est un admirateur sont l’objet dans ses cours de présentations longues, passionnées, détaillées qui fascinent tous les élèves. Cependant, Hillary après chacun de ses récits déplore que pour donner vie ne serait-ce qu’à vingt-quatre heures de la bataille d’Austerliz, il faudrait une éternité et que l’histoire se réduit souvent à utiliser des raccourcis tels que « la bataille était incertaine ». Admettre le caractère fictionnel de toute histoire, de tout récit historique permet de cesser le combat sans fin sur la vérité historique, et de se consacrer à l’idée d’une fiction historique au plus proche de ce qui a pu se dérouler tout en sachant que jamais l’entièreté des circonstances d’un évènement historique ne sera saisie et redonnée à voir.

En écrivant cela je vois à quel point la notion de fiction est incomplète, inadaptée. Il est bien aisé ici de s’immiscer dans la diction historique pour établir que toutes les fictions se valent. Mais si la fiction historique n’est pas la vérité, elle n’est pas non plus une contre-vérité. Elle est un regard que se donne une société sur son passé. Non pas un mythe, mais une élaboration permanente de ce passé toujours présent, qui hante chacun de nous. Elle montre la distance à préserver de tout imaginaire de vérité absolue, de fictivité, de contre-vérité assumée. Le travail des historiens est fondamental mais ne peut recouvrir des zones temporelles, spatiales et empiriques d’une seule lecture aussi proche de la « vérité » soit-elle, c’est-à-dire aussi proche des résultats visibles ou sensibles, de la surface, des formes audibles ou lisibles de ce sur quoi l’analyse historique porte, car ces zones temporelles, spatiales et empiriques sont toujours mouvantes, des dynamiques vivantes en chacun de nous, et la transmission de nos expériences de vie, de ces espaces en mouvement, de ces temps en tant qu’expériences vécues, revécues, remémorés, enfouies, relatées et transmises et vibrantes et silencieuses constitue tout autant que l’histoire une forme fictionnelle fondamentale de chaque être humain au sein de la société. La recherche d’une forme absolue de vérité, qu’il s’agisse de l’histoire comme science exacte ( ou de sa vision, de son utilisation à des fins d’exactitude) ou de la mathématique comme langage de reproduction et production du monde, marginalise les formes spontanées de transmission, minimise leur impact, leur oscillation et leur circulation en écrasant sur l’espace de l’imagination singulière, propre à chacun, des imaginaires absolus, et il n’est pas surprenant qu’apparaisse depuis quelques décennies de manière aussi forte le concept de storytelling qui emprunte à la fable, au récit spontané et articulé de la transmission intergénérationnelle, au conte, pour donner place à l’héroïsme de tous les instants, la subjectivité miraculeuse, l’exceptionnalité en lieu et place de la répétition singulière. Plus personne ne lit disait Roberto Bolaño, désormais tout le monde écrit.

Un gant, des abeilles et Roger

Mr. Holmes (2015), Bill Condon (dir)

Nous sommes à la fin des années 1940 ou début des années 50, après la seconde guerre mondiale, après Hiroshima, et Sherlock Holmes est retourné vivre dans son cottage de la campagne anglaise. Holmes est un vieux monsieur. Il s’occupe de ruches et déplore sa mémoire défaillante. Son médecin lui donne un agenda dans lequel il doit faire une marque chaque fois qu’un mot, un nom, un souvenir lui échappent sur la page du jour où cela lui arrive. Holmes est de retour d’un voyage au Japon où il est parti recueillir une plante censée améliorer la mémoire. Une plante qui semble pousser uniquement sur une terre dévastée, en l’occurrence dans les cendres de la ville d’Hiroshima. Il demande à sa gouvernante de cuisiner en utilisant l’huile qu’il extirpe de la plante. Il développe dans le même temps une relation d’affection, d’amitié et de transmission avec le jeune fils de la gouvernante, Roger. Holmes est obsédé par ses pertes de mémoire alors qu’il souhaite réécrire le déroulement de sa dernière enquête afin de modifier la version réalisée par son acolyte Watson (mort deux ans auparavant semble-t-il) Cependant il ne se souvient plus de ce qui s’est réellement passé, d’où sa volonté d’utiliser la plante dite miraculeuse.

Ses pertes de mémoire commencèrent à la fin de cette enquête, lorsqu’il prit conscience pour la première fois de son extrême solitude à l’enterrement d’Ann, la femme de son dernier client qui l’avait sollicité à son sujet. Elle-même était une grande solitaire depuis que ses deux enfants « non nés », étaient morts en fausse couche et elle vit en Holmes (qu’elle savait avoir été employé par son mari) quelqu’un pouvant non seulement comprendre son extrême solitude mais également le fait qu’elle puisse dialoguer avec ses enfants morts « qui sont juste de l’autre côté du mur », comme tous les morts. Holmes la comprend, tout comme il a compris qu’elle ne souhaitait pas tuer son mari mais agissait de la sorte pour l’atteindre lui, lui parler et se faire comprendre de lui (la place que prend Holmes n’est pas sans rappeler celle du psychanalyste entraîné par son patient dans un labyrinthe fictionnel tortueux pour s’assurer s’il peut vraiment l’aider, l’écouter et l’accompagner dans la réalité historique toujours présente de son expérience traumatique afin de pouvoir (commencer à) vivre au présent). Lorsque tous deux se rendent compte de leur compréhension mutuelle devant la solitude, elle lui propose de partager cette solitude à deux. Très bel instant où l’imaginaire du couple fusionnel explose devant la réalité du lien de compréhension mutuelle qui pourrait unir deux êtres éternellement seuls. Holmes hésite puis lui suggère de rentrer chez elle, vers son mari qui l’aime. Elle le remercie de sa compréhension et part, laissant Holmes avec l’un de ses gants. Elle se suicide quelques heures plus tard en se jetant sous un train.

Holmes commence dès lors à perdre la mémoire, ou plutôt à vivre dans le désespoir d’avoir refusé la proposition d’Ann, et d’avoir simplement résolu une affaire de plus, se contentant du plaisir intellectuel d’une telle résolution sans se soucier du plaisir émotionnel de partager un lien avec une personne ou du plaisir d’imaginer que la vie pourrait être autre qu’une énigme à résoudre, puisque in fine la résolution ultime est la mort qui reste à la fois à jamais énigmatique, insondable et dans le même temps parfaitement claire, inévitable. Holmes ne perd pas la mémoire parce qu’il est vieux, malade, sénile, mais parce qu’il est seul, désespéré et qu’il abandonne ce qui l’a toujours animé. Il vit dans le même temps une sorte de réconciliation avec une partie de lui-même enfouie depuis longtemps à travers sa relation avec Roger, le jeune enfant à qui il apprend l’art de l’apiculture et à qui il fait lire sa tentative d’écriture de sa dernière enquête lorsque ses souvenirs le lui permettent ; 5 années après la mort d’Ann durant lesquelles Holmes ne va entretenir aucune véritable relation avec le monde extérieur hormis sa recherche d’une plante miraculeuse pour « soigner » sa mémoire. Holmes est contacté par un homme japonais, Umizagi, qui l’invite après quelques mois à venir au Japon pour rechercher cette plante. L’homme en question se présente comme un admirateur de longue date de Holmes tel que Watson le dépeint dans ses livres. Il lui présente sa mère qui demande à Holmes ce qu’il a fait de son chapeau typique et de sa pipe. Holmes révèle qu’il n’a jamais porté un tel chapeau et qu’il préfère le cigare, ajoutant qu’il n’a pas d’imagination mais privilégie les faits au contraire de Watson. Umizagi accompagne Holmes à Hiroshima où la plante est réputée pousser. Dans un paysage dévasté par la bombe atomique, Umizagi trouve une pousse de la plante et la déterre pour la donner à Holmes. Au loin le dôme décharné du musée des Sciences vers lequel se tourne Holmes ressemble à un crâne vidé de toute pensée, de toute chair, de toute mémoire. La plante de son côté symbolise la vie là où la mort est devenue permanence ; Sous les cendres, la vie peut renaître, ou plutôt la vie ne disparaît pas. Si la plante ne redonne pas à Holmes sa mémoire, elle agit à la fois comme un objet-écran et un objet-révélateur (rejoignant en quelque sorte l’objet transitionnel de Winnicott) : un objet-écran car Holmes voit en cette plante son dernier recours et ne prête attention à rien d’autre. Il est obsédé, aveuglé par la plante ; un objet-révélateur car une fois le constat de son inutilité médicale pour la mémoire, elle laisse la place à un paysage intérieur dévasté et aux raisons de cette dévastation.

Là encore le jeune Roger joue un rôle essentiel puisque c’est lui qui permet à Holmes, alité après avoir chuté et perdu conscience, non seulement de voir sans son attirail de détective (loupe) mais qui lui procure le véritable objet-écran/objet-révélateur de la relation bloquée de Holmes à sa propre mémoire dont la plante n’est qu’un substitut. Un gant. Le gant d’Ann, que Watson a récupéré auprès de Holmes à Baker Street alors que ce dernier était plongé dans les affres de l’héroïne, de la douleur, du regret et après que ce dernier avait raconté en détail à son « fidèle » serviteur l’histoire de cette femme. Watson écrivit une version infidèle, cachant en quelque sorte la véritable enquête sous un flot de romance, et cachera également le gant dans un tiroir de son armoire ; armoire dans laquelle le jeune Roger va fouiller pour trouver la loupe de holmes et y trouver le gant.

Si Holmes a perdu la mémoire, ce dont il est certain, il n’a cependant pas perdu sa capacité à enquêter et à dénouer les fils du réel. Watson et Roger en sont tous deux convaincus. Watson, consciemment ou non, donne par anticipation à Holmes les moyens de recouvrer non pas la mémoire mais la raison ; la raison pour laquelle il a cherché à effacer les traces de la douleur, ses origines, le moment de révélation, la mort d’Ann et sa propre culpabilité. En écrivant un récit dont la logique échappe à Holmes, il donne à ce dernier le désir de recouvrer la véritable histoire. La contre-histoire de Watson permettra à l’esprit de déduction de Holmes, que ce dernier cherche à faire disparaître, à ne plus utiliser, se coupant dès lors d’une partie de lui-même et de la composante essentielle de son expérience au monde, de resurgir et de faire ce pour quoi Holmes est célèbre, cette fois-ci dans le but de déterrer les raisons de sa perte de mémoire en trouvant les raisons de sa décision de ne plus enquêter après cette dernière investigation désastreusement réussie. En renouant avec une partie de lui qui est fondamentale, Holmes peut recouvrer les éléments obstrués, enfouis, volontairement enterrés. Roger est également convaincu qu’Holmes est toujours le fameux détective qu’il a toujours été, dans la réalité et dans la fiction, et lui impose un défi cruel aux dépens de sa propre mère. Il exige de Holmes de déduire de la manière dont sa mère est coiffée et habillée ce qu’elle a fait auparavant et l’endroit où elle est allée. Après quelques secondes d’hésitation, de la part de Holmes et de la gouvernante, les deux adultes cèdent au caprice de l’enfant. La mère de Roger représente dès lors une porte et une ombre. L’ombre est celle de la dernière enquête de Holmes lorsqu’il était encore détective, soit l’enquête sur Ann. La porte est celle ouverte vers sa propre histoire, son propre passé et sa force de déduction souvent dénuée d’émotion, de plaisir, d’attention, composée de pur plaisir intellectuel qui peut se révéler dévastateur pour autrui, l’enquêté. Holmes déduit des vêtements de sa gouvernante qu’elle s’est rendue à Portsmouth pour signer un contrat de travail avec sa sœur qui est tenancière d’un hôtel. La révélation engendre la colère de Roger qui insulte sa mère. Holmes pousse l’enfant à présenter ses excuses à sa mère pour ne pas avoir à le regretter par la suite. Ce que fait Roger. Et Holmes d’avouer que lui n’a pas su dire les choses, s’excuser, revenir sur ses propos en de nombreuses occasions et le regrette. Il nourrit de nombreux regrets en réalité. Tous les éléments sont alors réunis pour permettre à Holmes non pas de recouvrer la mémoire, mais de réinscrire dans son histoire les raisons, les causes, l’origine de sa douleur, de son regret ultime, de son abandon d’une partie de lui-même, morte pour ainsi dire avec Ann.

Mais ces éléments nécessitent un symbolum, un composant spatio-temporel universel permettant leur réunion en tant que marque du continuum historique. Et ce sont les abeilles qui vont jouer ce rôle. Dans l’apprentissage que fait Roger du métier d’apiculteur, se joue une transmission qui va bien au-delà des techniques d’enfumage des ruches ou de compréhension des raisons pour lesquelles les abeilles meurent massivement.
Ce que Holmes transmet à Roger, Roger le lui redonne, le lui renvoie dans une forme de miroir historique et empirique. Holmes n’a d’autre choix que de se tourner vers le passé par la présence réflexive de Roger, la présence de Roger en tant que témoin et acteur d’un ordre de temps non discontinu auquel appartient également Holmes, même s’il chercha à s’en détacher. Roger possède un esprit de déduction aiguisé et Holmes s’amuse à lui poser quelques énigmes que l’enfant tente de résoudre. Roger entre à deux reprises « avec effraction » dans la vie de Holmes pour enquêter ; une première fois tandis que Holmes est au Japon, et Roger s’introduit dans son bureau, y lit les premières pages que consacra Holmes au récit de sa dernière enquête ; une seconde fois pour y récupérer la loupe de Holmes afin d’examiner les corps d’abeilles et analyser les causes de leur mort, ce qui lui permet de trouver le gant camouflé par Watson dans un tiroir dérobé. Ces deux moments sont essentiels. Le premier car il confronte Holmes à la question de l’adresse de son écriture [et l’adresse de son œuvre en tant que réalité empirique à transmettre par lui-même et non en tant que fiction écrite par un autre quelle que soit la fidélité à la réalité de cette fiction], et Holmes propose à Roger de devenir son lecteur-témoin à mesure que ses souvenirs remontent à la surface de sa mémoire et qu’il peut les écrire. Le second car il fait de Roger le témoin, le sujet vivant et le produit de l’espace-temps comme continuité ; un héritier, à la fois de son talent de déduction et de logique, mais également celui par qui la fin peut redevenir ou devenir un début et retrouver son sens historique, sa propre logique interne. Le gant est révèlateur en tant qu’objet (odeur, rappel à la mémoire de l’instant traversé par holmes de la perte du gant…) et en tant que non-objet ou objet caché (par Watson après l’écriture de sa fiction, et « caché » également par Holmes pour ne pas avoir à se souvenir des raisons de sa douleur et de son choix de solitude). Le gant révèle des lieux, des relations à ces lieux et aux instants constituant de ces relations auxquels Holmes a participé et desquels il chercha à se séparer, à s’extraire en extrayant sa propre mémoire de son présent ; une séparation actée et symbolisée par le camouflage effectif du gant par Watson. La fiction rejoint la réalité. Le récit de Watson fait lien avec l’absence du récit du réel de Holmes, et à l’intersection des deux, se tiennent un gant et un non-gant (onguent), ainsi que Roger et les abeilles. Ce triptyque entre en résonnance avec les histoires que le père de Roger lui contait lorsqu’il était enfant et que Roger a oubliées. Roger demande alors à sa mère si elle s’en souvient. Elle répond qu’elle n’a jamais été douée pour raconter des histoires (là encore le lien avec Holmes, Ann et la solitude partagée est flagrant). Mais elle se souvient que le père de Roger lui demandait toujours de choisir trois objets à partir desquels composer son récit, sa fable, et Roger nommait trois objets dont il faisait toujours partie. Ce Roger « fictionnel » est essentiel pour le Roger de chair et de sang, puisqu’il peut dès lors se projeter hors de lui-même et devenir en quelque sorte à la fois Holmes et Watson, c’est-à-dire celui qui imagine et celui qui s’en tient aux faits. Holmes finira par se souvenir de la suite de l’enquête, après que le gant a été retrouvé, après que ses regrets ont été transmis à Roger et que ce dernier s’excuse auprès de sa mère, après que Holmes a reçu une lettre annonçant une autre mort, celle de la mère d’Imazugi, faisant apparaître non seulement son propre isolement, mais celui de la femme du père d’Imazugi. Imazugi avait en réalité attiré Holmes au Japon pour connaître les raisons de la disparition de son père en Angleterre, la dernière lettre de ce dernier à l’attention de sa famille indiquait qu’il avait rencontré Holmes et qu’il allait sans doute rester en Angleterre pour une longue période. Holmes nie connaître cet homme lorsque Imazugi le lui demande et nous ne savons pas alors s’il l’a jamais rencontré ou s’il a oublié cette rencontre. Lorsque Holmes aura recouvré l’ensemble de l’histoire, de son histoire, de son rôle dans la mort d’Ann, de l’amour désormais impossible ou plutôt de l’impossibilité désormais de partager une double solitude, il répond à Imazugi et nous comprenons qu’il n’a jamais rencontré son père. Nous le comprenons tandis qu’Holmes lui écrit exactement le contraire. Il invente une histoire, imagine une trame, disant avoir recouvré la mémoire de sa rencontre avec l’homme, et se souvenant désormais pourquoi il avait souhaité rester en Angleterre. Il écrit une fiction pour permettre à Imazugi de trouver sa place dans l’histoire de son père, dans l’histoire, d’inscrire un fragment manquant, de combler un vide empirique par un récit. Et Holmes d’accepter que la résolution intellectuelle d’énigmes ne soit pas la résolution des sentiments ou puisse même aller à l’encontre du bien-être de ceux censés bénéficier de la résolution de l’énigme. Invoquant sa perte de mémoire et sa soudaine remémoration, il lie l’espace du vécu et l’espace de l’imaginé, ces deux espaces-temps n’étant possibles que dans un continuum historique constitué de symbolums, d’objets relationnels, de figures du passage, de seuils, de transmission et de réception ou plutôt de contre-transmission. Un gant, les abeilles et Roger.

Un gant comme objet-écran / objet-révélateur, vide de mémoire en soi mais dont l’absence (l’enfouissement) et la présence (désenfouissement) permettent de couvrir ou de rétablir un lien avec un vécu antérieur.
Les abeilles comme figure de la permanence dans l’impermanence, comme symbole de l’espace-temps hors de l’espace-temps de l’expérience humaine, figure de ce qui reste lorsque les humains s’en vont, meurent, naissent. Plusieurs passages dans le film évoquent cette permanente impermanence. Roger demande à Holmes ce que deviendront les abeilles lorsque Holmes mourra, ce à quoi le détective répond qu’il ne sait pas. Le temps des hommes croise le temps des abeilles. Les hommes les apprivoisent et les abeilles acceptent la présence des hommes. Mais lorsqu’un homme meurt, et qu’il ne peut transmettre à quiconque le savoir-faire de l’apiculteur qu’il était, le lien entre hommes et abeilles est rompu et nul ne sait ce qu’il adviendra d’elles. Elles seront sans doute là, comme elles l’étaient avant l’homme et le seront encore après lui, si toutefois elles ne sont pas toutes exterminées par l’être humain. Si les abeilles peuvent vivre sans l’être humain, l’inverse n’est pas vrai. En second lieu, Holmes reçoit un cadeau d’Imazugi avant de repartir du Japon. Il s’agit de deux abeilles japonaises conservées dans une pierre transparente, une sorte d’ambre translucide et grossissant. Holmes en fera cadeau à Roger. Et lorsque Roger sera piqué quasi mortellement par les abeilles, selon toute vraisemblance, Holmes affecté par la douleur et la tristesse, entrera dans le lieu sacré de la chambre de Roger, inversant l’effraction commise plus tôt par le jeune homme, et le fera non pour trouver un indice, une explication à ce qui s’est passé, mais par amour pour le jeune enfant et par désespoir devant sa probable mort. Cependant le lien émotionnel développé par le jeune homme n’empêche pas l’esprit de déduction de Holmes de fonctionner, d’opérer [Intellect et émotion, faits et imagination se rejoignent alors dans un espace-temps non anticipé par Holmes, révélant à lui-même et au spectateur sa transformation, et sa continuité dans la différence] et Holmes s’aperçoit en regardant le cadeau fait à Roger quelque temps plus tôt que les abeilles ne peuvent avoir « commis le crime », car le dard présent sur l’une des abeilles éternellement conservée dans la pierre, était absent des piqures reçus par Roger, alors que les abeilles perdent leur dard en piquant. L’abeille éternelle révèle à Holmes l’évidence de l’innocence de l’abeille du présent. Et il parviendra à remonter le fil de l’intrigue en comprenant que Roger a trouvé la cause de la mort abondante parmi les abeilles, soit un essaim de guêpes à proximité qu’il a tenté de noyer et qui l’ont piqué. Le troisième passage est celui où Holmes ôte le gant de la main d’Ann pour lui lire son avenir ; une abeille attirée par l’odeur du parfum d’Ann s’y pose, et demeure sur le gant tandis que la main en sort. Après le départ d’Ann, l’abeille oubliée sur le gant est retrouvée morte par Holmes, victime du poison qu’Ann destinait fictivement (elle n’avait pas l’intention de tuer son mari) et fictionnellement (elle avait l’intention de toucher holmes en faisant croire à l’assassinat de son mari) à son mari. Ce qui meurt dans cette abeille c’est le caractère éphémère de la rencontre et son impossible continuité partagée après le refus de Holmes de vivre avec Ann. L’abeille meurt, le gant reste, Ann s’en va, Holmes reste. Mais ce qui meurt en Holmes en cet instant précis et qui prendra 5 années à se matérialiser c’est son refus de la solitude et le rejet intellectuel de ce refus dans le rejet de son esprit de déduction, de l’utilisation de cet esprit de déduction pour enquêter, et l’isolement volontaire dans sa maison de campagne. Lorsque Holmes redonnera pleinement sa place à son esprit de déduction, lorsque Holmes acceptera de nouveau de l’employer, il le fera non pour résoudre une énigme intellectuellement, mais pour créer un lien, un lieu de passage, un seuil, un symbolum grâce auquel la solitude de son être accompagnera ou sera accompagnée de la solitude d’autres humains. Et les sentiments, émotions, l’imagination feront désormais partie de ce monde du silence fracassant de la solitude de tout être qui cherche dans la fiction de ses relations au monde à ne pas être éternellement préservé dans la pierre.

Enfin, Roger comme figure de l’espace-temps de l’expérience humaine et de la tension entre la vie et la mort, entre les vivants et les morts. Il survivra aux piqûres de guêpes. Dès lors, les solitudes d’êtres appartenant à trois générations successives pourront se lier, renouer avec le continuum de l’espace-temps dont ils sont le symbole éphémère pour composer leur expérience singulière, et transmettre à la fois cette éternelle tension entre la vie et la mort et la singularité de leur passage.

La dernière image du film donne à voir Holmes matérialiser les fragments d’ambre corporelle et psychique dans lesquels il avait enfermé son frère, Watson, Ann et quelques autres personnes après leur mort, après sa tristesse de les voir ainsi mourir sans rien pouvoir faire. En faisant de ces morts enfouis en lui de véritables pierres tombales (ce qu’il avait vu une personne en deuil faire sur les ruines d’Hiroshima), des objets extérieurs, il peut enfin continuer à se souvenir d’eux sans être recouvert par leur mémoire absolue ou leur oubli permanent ; sans être enterré vivant entre leur absence et l’absence de leur absence.

 

 

 

 

 

Behind the bars, Edward Smyth Jones

Dans une prison

Je suis un pèlerin loin de ses terres,
Tel Mars, un vagabond,
Et pensais pas que d’mon exode le terme,
Serait de finir dans une prison !

Je quittai le Sud, le soleil, ma terre,
Sous l’argentée constellation ;
En route vers le nord, voilà que j’erre
Sans rêver de barreaux de prison.

Je voulais m’élever, vivre en fidèle,
Pas faire de Mars mon patron ;
Mais Destin avait tissé de querelles
Ma toile dans une prison !

Ma maman, son humble nid de chaume,
Remue mes plus nobles émotions ;
Et je voulais de sa vie être le baume,
Mais pas d’une cellule de prison !

On dit, pour sûr, que le poète apprend,
Des souffrances et des Ilions,
A chanter des pires brûlures le chant,
Derrière les barreaux d’une prison !

Aussi je m’en remets aux Parques,
Malgré les rides à leur front,
Elles m’ouvriront grand les portes,
Bientôt de cette prison.

Je t’en conjure, cher prochain,
Pour celles et ceux qu’use le goudron,
Prête main forte, ne serait-ce qu’un rien,
A nous autres dans cette prison.

Oh Dieu, vers Toi je souffle mon appel,
Qui jamais l’égaré ne confonds :
Délivre chaque âme immortelle,
Derrière ces barreaux de prison !
Behind the bars*
by Edward-Smyth Jones (1881-1968)
The Sylvan Cabin, p.84.

 

Savoir qu’un homme fut envoyé en prison parce qu’il était animé d’un désir ardent d’aller à l’université, et que ce désir nécessitait de vagabonder durant des milliers de kilomètres dans la faim et la poussière, renforce l’intérêt que l’on porte à l’homme et ne peut manquer de jeter une puissante aura autour du poète. La poésie est faite d’expérience, l’expérience des rêves, des actes, des désirs et des espoirs égarés sur les eaux insondables des circonstances ; dans ces dernières, le rêve sert de guide, et l’homme dont l’art devient une expression de tout ce qu’il a réalisé de son vivant, ses expériences représentent bien plus que de l’art, elles sont la subtile restitution d’une réalité que l’on appelle vérité.

William Stanley Braithwaite,
Boston, le 5 avril 1911.
(Extrait de l’introduction au recueil)

* Merci à Mohamed Mbougar Sarr, Tatiana Bordas et Cécile Déniard pour leur contribution à la traduction de ce poème et de l’extrait.

Is the american dream at the expense of the american negro ?

Debate speech at Cambridge University’s Union Hall – 1965 – James Baldwin and William F. Buckley Jr. “Is the american dream at the expense of the american negro ?”


Le discours de James Baldwin a été traduit en français plusieurs fois semble t-il, et récemment publié dans un recueil de textes traduits par Hélène Borraz chez Christian Bourgois éditions, Retour dans l’oeil du cyclone. La réponse de Buckley, ou plutôt l’intervention de Buckley est peut-être plus intéressante encore car elle cristallise une pensée toujours à l’œuvre aujourd’hui et qui sous des vernis d’égalitarisme, d’indifférence à la couleur, d’exceptionnalisme à l’échelle du pays, d’exemplarité des individus et d’appel à regarder devant soi en faisant fi du passé, justifie l’histoire de l’esclavage, nie la continuité du système esclavagiste et ségrégationniste et leur statut de fondation de la société états-unienne, et rend les noirs individuellement responsables de leur sort ou de leur destinée.

Un tel discours prend trois fois plus de temps à déconstruire qu’à prononcer, et l’urgence de nos médias contemporains fait souvent le terreau de l’immédiateté sans continuité, du temps-zéro de la pensée et des sables mouvants dans lesquels elle se noie.

De toutes les accusations portées contre l’Amérique par M. Baldwin ce soir, ainsi que dans son abondante littérature de contestation, celle qui me semble la plus remarquable induit que dans la réalité la communauté américaine ne le traite pas autrement que comme un Nègre. La communauté américaine s’est refusée à agir de la sorte. La communauté américaine, quasiment partout où il se rend, le traite avec la forme de révérence, avec la sorte de complaisance qu’un homme se prenant pour un héros obtient lorsqu’il se met à flageller notre civilisation, de telle manière que les rênes du mépris qu’il déverse sur nous avec tant d’éloquence sont entre ses mains et ses mains seules.

Il est pratiquement impossible à mon sens de répondre aux accusations de M. Baldwin si l’on n’est pas disposé à le traiter comme un homme blanc, si l’on n’est pas prêt à lui dire que le fait que votre peau soit noire est absolument sans rapport avec les questions que vous soulevez. Le fait même que vous vous teniez ici, prenant sur vos propres épaules tout le poids du supplice des Nègres, n’a aucun rapport avec la question à laquelle nous sommes venus répondre en ce lieu.

Je vous considère comme un citoyen américain, comme un homme dont les accusations contre notre civilisation sont injustifiées, comme un américain qui – s’il s’avérait qu’on écoutât ses conseils – serait maudit par tous les petits enfants de ses petits-enfants.

Il y a environ 125 ans cette audience était amèrement divisée sur la question du droit de vote à accorder ou non aux pratiquants de la foi d’Erasme, votre plus éminent maître à penser. Il fut décidé à une très courte majorité qu’ils devraient y être autorisés. Nous savons qu’il y eut plus de sang versé lors de la tentative d’émanciper les Irlandais ici sur les îles Britanniques, que n’en auraient versé dix fois le nombre des personnes qui furent lynchés aux États-Unis, victimes du délire de la conscience de race, de la suprématie raciale. Devrions-nous consacrer nos débats à ces scènes d’horreur ? Devrions-nous consacrer nos discussions aux réalités sociologiques de la nature humaine ? Devrions-nous discuter ces antagonismes de classe en termes de race, en termes de statut économique ? Devrions-nous débattre du dilemme existentiel propre à l’espèce humaine ?

Il est un fait indiscutable que l’Amérique se trouve dans telle situation, et l’Afrique dans telle autre. La question posée devant cette audience n’est pas de savoir si nous aurions dû acheté des esclaves voilà des générations de cela, ou si les noirs auraient dû nous les vendre. La question est plutôt la suivante : est-ce qu’il existe au sein du rêve américain quoi que ce soit qui s’oppose à une forme de délivrance du système que nous considérons tous comme néfaste ? Que devrions nous faire à ce propos ? Que devrions nous faire en Amérique pour éradiquer ces humiliations psychologiques qui représentent à mes yeux et je partage ici l’avis de M. Baldwin les pires aspects de cette discrimination ?

Il n’est pas contestable qu’un dix-septième du revenu moyen d’un blanc aux États-Unis équivaut à l’intégralité du revenu moyen d’un Nègre. Mais mes grands-parents ont durement travaillé. Je ne connais rien qui n’ait jamais été créé sans que cela eut un coût.  Le contexte est déplorable. Mais je vais vous demander de ne pas céder à l’à-peu-près dans vos opinions politiques.

Que devrions nous faire, nous autres Américains ? Je me pose la question. Que serions-nous censés faire, par exemple, pour éviter l’humiliation évoquée par M. Baldwin comme ayant été constituante de sa propre expérience ? Il sortit sans autorisation du Ghetto de Harlem à 12 ans, un policier le saisit par la peau du cou et lui dit, « maintenant, toi le Nègre, tu retournes à ta place. » Quelque 15 ou 20 années plus tard il commande un scotch à Chicago et se voit répondre par le barman blanc qu’il n’a de toute évidence pas l’âge requis et qu’en de telles circonstances il ne peut être servi. Je lis sur vos visages que vous partagez avec moi un sentiment de compassion et un sentiment d’indignation du fait que ce genre de choses eut pu avoir lieu. Comment allons-nous faire désormais pour éviter la sorte d’humiliations que subissent en permanence les membres de la race minoritaire ?

Evidemment, la première chose est de sentir concerné. Que cela ait lieu ne doit pas nous être indifférent. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour changer la ligne directrice guidant nos sentiments moraux et la société afin que cela se reproduise de moins en moins.

La proposition élaborée devant nous ce soir par M. Baldwin établit que nous devrions précisément reconnaître que la civilisation américaine, et en réalité la civilisation occidentale, l’ont trahi lui et son peuple, et que nous devrions la renverser. Il nous dit que notre civilisation repose sur les vociférations de ce fanatique hébreu, brûlé par le soleil, que l’on nomme Jésus – et qui n’est pas vraiment, dit-il, le fondateur de la religion chrétienne. Le fondateur de la religion chrétienne fut en vérité Paul, qu’il décrit comme un fanatique sans pitié. Et selon lui Dachau est le produit des enseignements de jésus et de Paul.

Si nous acceptons l’idée que Dachau est la conséquence naturelle des enseignements de Saint Paul et de jésus, que devrions nous faire avec la bibliothèque du quartier ? Devrions-nous fondre sur elle et retirer toute la littérature qui découle d’une manière ou d’une autre des enseignements de Platon et d’Aristote parce qu’ils légitimaient l’esclavage ? La question primordiale que nous devons traiter devant cette audience est de savoir si oui ou non notre civilisation, en raison de son échec à répondre à la question Nègre aux États-Unis s’est montrée imparfaite à un point tel que nous devrions l’abandonner.

Je suggère à mon tour que quiconque a soutenu l’idée que la civilisation anglaise aurait dû être jetée à l’eau parce que les Catholiques n’obtinrent pas le droit de vote en Angleterre avant 1829 et les Juifs pas avant 1832 devraient envisager l’autre hypothèse. Le fait que la civilisation anglaise avait été préservée constituait précisément la raison pour laquelle ils obtinrent le droit de vote. Il est de la raison même de notre bienveillance philosophique de ne jamais faire la terrible erreur si souvent commise par les positivistes, consistant à nous précipiter et renverser notre civilisation parce que nous ne sommes pas à la hauteur de nos grands idéaux.

Il se peut que quelque chose de l’ordre d’une irruption d’illumination morale ait eu lieu et ait frappé cette communauté de telle sorte qu’il devienne prévisible que si vous deveniez les gouverneurs des États-Unis, la situation changerait du jour au lendemain. Les moteurs de l’inquiétude aux États-Unis sont en marche. La présence de M. Baldwin en ce lieu fait, en partie pour le moins, écho à cette inquiétude.

Il n’existe pas une seule université aux États-Unis au sein de laquelle l’inquiétude fondamentale à l’égard des nègres ne supplante pas quasiment toute autre question de politique publique. Je vous mets au défi de citer une autre civilisation dans l’histoire du monde pour laquelle les problèmes de la minorité, dont la situation matérielle et politique a considérablement progressé, sont le sujet d’une préoccupation aussi spectaculaire qu’aux États-Unis.

Les Américains ne sont pas prêts à admettre, en réponse aux souhaits de M. Baldwin, que le projet américain dans son ensemble fut une expérimentation regrettable. Ils ne sont pas disposés à affirmer que puisque nous n’avons pas promu avec la célérité nécessaire le progrès des Nègres, nous allons abandonner le système constitutionnel, l’idée d’un régime de lois, l’idée des droits individuels du citoyen américain, que nous allons brûler toutes les bibles, brûler nos livres, que nous voulons rejeter l’ensemble de notre civilisation judéo-chrétienne en raison de l’éternelle persistance d’une forme de mal qui a été décrite avec tant d’éloquence par M. Baldwin.

Il n’y a pas de remède miracle au problème racial en Amérique. Quiconque déclare qu’il existe une solution immédiate est un charlatan et en définitive un homme ennuyeux – un homme ennuyeux parce qu’il s’exprime avec le genre d’idées abstraites qui n’ont rien à voir avec l’expérience humaine. La question Nègre est une question très complexe. J’invite ceux d’entre vous qui éprouvent un intérêt réel à l’égard de la question à lire Beyond the Melting Pot de Nathan Glazer et Daniel Moynihan. Ils écrivent qu’en 1900 il y avait 3 500 docteurs Nègres en Amérique. En 1960, il y en avait 3900, soit 400 de plus. Est-ce lié au manque d’opportunités ? Non, disent-ils. Il existe un grand nombre d’écoles de médecine qui ne pratiquent en aucun cas la discrimination. La raison en est que l’énergie propre au Nègre n’est pas dirigée vers cet objectif.

Que devrait faire M. Baldwin plutôt que de nous demander de renoncer à notre civilisation ? Il devrait s’adresser à son propre peuple et l’enjoindre à profiter de ces opportunités qui existent véritablement. Et nous enjoindre à étendre le champ de ces opportunités.

Pour ce qui concerne les Nègres, le danger immédiat à mes yeux se trouve dans le fait qu’ils soient en quête de solutions radicales, faisant dès lors disparaître le vrai problème. Ils ont concentré toute leur attention sur les épisodes de discrimination blanche contre les Nègres. Ils ont œuvré sans relâche pour générer une inquiétude morale. Quelle pourra véritablement bien être leur prochaine démarche ? Ils semblent glisser progressivement vers une sorte d’analyse procustéenne qui finit par prôner la régression des blancs plus que la promotion des Nègres.

[exclamation de la part d’un étudiant de premier cycle : « M. Buckley, une chose qu’il est possible de faire est de leur permettre de voter dans le Mississipi. »

[Buckley : « Je suis d’accord. Seulement, de peur de paraître trop obséquieux, je pense en vérité que ce qui pose problème dans le Mississipi n’est pas tant que trop peu de Nègres ont le droit de vote, mais que trop de blancs exercent ce droit. »]

Ce dont nous avons besoin est d’une grande dose de franchise pour reconnaître qu’il existe deux ordres de difficultés. Nous devons reconnaître la difficulté que les personnes à la peau brune, noire, blanche rencontrent partout dans le monde pour protéger leurs propres intérêts personnels. Ils souffrent d’une forme de narcissisme racial qui ne cesse de tendre à transformer chaque contingence de manière à maximiser leur propre pouvoir. Nous devons admettre que ce problème existe, mais nous devons également nous tourner vers les Nègres afin de leur dire qu’ils rencontreront le plus grand nombre d’opportunités dans une société ouverte et la société la plus ouverte au monde aujourd’hui se trouve aux États-Unis.

C’est précisément cette ouverture qui peut créer des opportunités pour les Nègres, lesquels devant être encouragés à les saisir. Mais ils ne doivent pas être incités à adopter le genre de cynisme, le genre de désespoir, le genre d’iconoclasme qui est prôné par M. Baldwin.

En premier lieu je pense que l’élan guidant les États-Unis est fait de générosité et de sympathie, la décence propre à l’esprit du peuple américain. Ces qualités ne doivent pas être moquées, et l’Amérique ne doit en aucune circonstance s’entendre dire que la seule alternative est de renverser cette civilisation qui n’est autre à nos yeux que la foi de nos pères, la foi de vos pères.

Si cela devait in fine se résumer à faire un choix entre abandonner les caractéristiques les plus remarquables de l’American way of life et se battre pour leur préservation, alors nous nous battrons pour cette cause. Nous défendrons cette cause non seulement devant la Cambridge Union, mais nous nous battrons comme il vous fut demandé de vous battre autrefois – dans les collines, sur les plages, dans les montagnes. Et de la même façon que vous fîtes la guerre pour sauver la civilisation, vous fîtes la guerre au profit des allemands, vos ennemis. Nous sommes convaincus également que si nous en arrivons à ce genre de choix conflictuel, notre résolution sera de nous mettre en guerre non seulement pour les blancs, mais également pour les Nègres.