To be or not to be Charlie…

(première publication le 15/01/2015)

En réalité, cette question n’en est pas une. Nous sommes dans un ordre de discours ou il ne peut y avoir de question. Il ne peut y avoir qu’une modalité. La substitution. Aucune Superposition n’est possible. Aucun rapport n’est possible. La fusion, l’opposition, ou le remplacement cher aux contempteurs d’un visage de notre culture qui leur fait peur, oui, mais ni séparation, ni échange, ni encore moins dialogue. On me dit, quelques personnes ayant vécu à une autre période, que les déclarations « Je suis un juif allemand » et “nous sommes tous des juifs allemands” avaient du sens dans les années 60 et 70, que cela permettait de donner une place à des oubliés et des rejetés. De faire montre de solidarité. De dire qu’on aurait pu être à leur place et que nous ne les rejetons pas pour avoir survécus, pour avoir traversé la catastrophe, vivants ou morts. Je me demande combien de personnes à la même époque étaient également des villageois biélorusses, des Tziganes, des homosexuels allemands, des tirailleurs sénégalais et j’en passe. A vouloir être tout le monde, tous ceux qui sont morts soit en combattant soit sans combattre, soit en soldat soit en civil, juif, chrétien ou musulman, il me semble qu’il ne resterait plus personne qui ne soit pas autre chose qu’elle même. Ou bien plutôt que puisque « tout le monde » deviendrait « personne » serait désormais impossible l’expérience de la différence, du rapport à la différence, de la singularité et même du hasard. Si la personne est originellement un masque et un ensemble de masques, la personne qui devient, ou plutôt qui est tout le monde, n’a plus besoin de masque puisqu’elle est en même temps juive, sénégalaise, biélorusse. On retrouve cette grande neutralisation post-guerre dans les déclarations de communion « je suis Charlie » ou de désunion « je ne suis pas Charlie.»

Peut-être les personnes se disant être des juifs allemands dans les années 60 et 70 le faisaient-elles dans un contexte particulier, de déni, de rejet des juifs après la seconde guerre mondiale et les camps d’extermination, de difficulté pour les juifs d’exister socialement en tant que juifs ou avec les signes d’une « judéité » qu’il s’agisse du nom, de leur histoire ou d’autre chose (parenté, rituels…), notamment pour ceux et celles qui avaient survécu aux camps. Il n’est pas inutile de rappeler que même en Israël, après la guerre, les rescapés des camps n’avaient pas vraiment intérêt à divulguer leur passé et étaient appelés « savons » par les Israéliens. Nous ne pouvons dès lors nier la portée qu’ont pu avoir les déclarations de non-juifs se disant juifs. Cependant nous entrons par ce biais dans un ordre de discours du degré, de l’échelle ; certaines morts et certaines vies en valent plus que d’autres.

Dire « nous sommes tous des juifs allemands » signifiait, puisqu’alors ceux qui disaient cela ne disaient pas qu’ils étaient tous tirailleur sénégalais, que le juif allemand était celui qui méritait de notre part le plus de compassion, celui dont la mort et la vie étaient les plus symboliques, la plus infâme d’un côté et la plus méritante de l’autre au point de vouloir faire de tout le monde des juifs allemands. Cette forme de différentiation dans « l’être » amenait, entraînait avec elle, l’inverse de ce qu’elle était censée créer. Elle créait une forme de neutralisation. A partir de ce point d’origine nouvellement créé – avant je n’étais pas juif allemand, mais à partir de ce jour où je l’annonce, je le suis, ou bien ce jour-là je le suis devenu) pouvait se construire une pensée disséminante ou contagieuse – je suis cela, alors je peux être cela également, ou bien cela encore…ou encore tu es cela, mais moi je suis cela et cela – et binaire – Tu es juif allemand, mais moi je ne le suis pas.

Ce discours de substitution (de remplacement) censé faire apparaître celui ou celles ou ceux dont il est question, ceux ou celles qu’il s’agit de représenter parce qu’ils sont morts, d’honorer parce qu’ils ont souffert plus que les autres, parce qu’ils sont morts pour nous – « ils sont morts pour que nous soyons libres » est une phrase à la fois prononcée lors de la manifestation du 11 janvier 2015 et lue dans les médias à propos des journalistes de Charlie Hebdo, des gardiens de la paix ou de l’agent d’accueil tués le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi ; une phrase qui n’est pas sans rappeler un certain sacrifice christique. Elle fut prononcée par François hollande entre autres – produit l’effet inverse de celui recherché ; il vient recouvrir les morts ; il vient les enterrer plus profondément encore. Ce discours a quelque chose à voir avec la pratique cannibale, qu’elle soit chrétienne par l’absorption symbolique d’une partie du corps du christ ou de son sang, ou brésilienne telle que décrite par Montaigne au 16ème siècle ; une certaine pratique rituelle qui consiste à manger le corps de celui dont on veut prendre la force, l’habileté, ou le courage, pour ce qui concerne les journalistes de Charlie Hebdo, puisque l’on considère globalement dans les médias qu’il était courageux de leur part de caricaturer le prophète de l’Islam (ce qui donne à entendre le rôle joué par les médias lors de la publication des caricatures, faisant de Charlie Hebdo alors le symbole de la liberté d’expression). En disant « Je suis Charlie », Charlie disparaît avant même d’avoir pu réapparaître en tant que tel, en tant que ses auteurs, copains, amis, accordés ou non, morts lors d’un comité de rédaction. Ce discours a quelque chose à voir avec la morale, et son double la vertu ; « Je suis Charlie » quoi qu’il advienne désormais et j’en suis fier. Loin de moi l’idée que des journalistes méritent de mourir pour leurs articles ou leurs dessins, qu’il s’agisse de journalistes à Gaza, au Mexique ou en France, pour des raisons politiques, criminelle ou religieuses. Mais il est fondamental de se poser la question du contexte et des intentions d’écriture ou de publication de ces caricatures ; il est fondamental d’observer que Charlie n’était pas « Charlie » lors du comité de rédaction ayant abouti à la publication des caricatures de Mahomet, puisque les membres du comité de rédaction n’étaient pas tous d’accord et que le Charlie en question avait des allures de CharlieS ; il est fondamental de se demander ce qui a pu amener des français, des personnes vivant dans la société française, la constituant et constitués par elle, de langue française, éduqués dans les écoles républicaines, à se munir de Kalashnikov et à tirer pour les tuer avec sang froid sur des être vivants, à les considérer comme leurs ennemis mortels (un article paru dans reporterre donne à entendre une histoire, qui si elle ne vient pas justifier l’acte des frères Kouachi donne à voir leurs conditions d’existence de l’enfance à la vie adulte, conditions sordides et bien françaises). Dire « je suis Charlie » revient à dire des frères Kouachi qu’ils sont djihadistes et se suffir de cela. Les faire naître là. C’est ne pas se poser la question de l’histoire à la fois du journal et de ces hommes. C’est surtout se jeter la tête la première dans ce qui permet de ne pas se poser la question de notre propre rôle au quotidien dans une société où la violence institutionnelle a depuis longtemps circonscrit le conflit au champ de bataille ou à la zone à défendre, c’est-à-dire des endroits où la mort d’état rôde, et qui prône le consensus, le participatif, l’unanimisme machinique. Dire « Je suis Charlie » signifie utiliser le même registre de discours que les djihadistes d’Al Qaida au yemen dont le journal Inspire fait démonstration et écrit que les djihadistes sont « tous des oussama », ou encore le discours bleu, blanc rouge du front national qui ne cesse de proposer une image figée de ce qu’être français signifie, ou plutôt ne signifie pas puisque eux mêmes sont bien incapables de dire ce que Français veut dire. Dire « Je suis Charlie » revient à reconnaître les siens et éjecter tous les autres, à la manière d’un Zemmour qui verrait bien quelque chalutier renvoyer on ne sait où 5 millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Dans un pays de son imaginaire sans doute, celui dont ils et elles seraient issu-es. Celles et ceux qui disent « Je suis Charlie »  créent un espace clos dans lequel ils/elles se sentent en sécurité, protégé.es par la masse de tous leurs semblables et par le corps des êtres morts pour des idées ; dire “Je suis charlie” c’est en quelque sorte être protégé par leur mort (ils sont morts, c’est fini maintenant, je peux me parer de leurs idées) ou le rôle qu’on imagine leur faire jouer. Dire « Je suis Charlie » ressemble à l’affirmation d’une identité nationale exacte et tangible, caractérisée par un certain nombre de traits, de qualités, de droits, de devoirs, mais surtout par une forme d’esprit, de fantôme qu’on ne saurait décrire, mais qui serait bien là ; lui en est, lui n’en est pas. Le blanc né à Macon l’est assurément, le moins blanc né au même endroit, c’est moins sur. Surtout s’il est musulman. Couleur de peau, texture des cheveux, accents, vêtements…Charlie représenterait donc cette identité en quelque sorte. Certains parlent de Laïcité, d’autres de modèle républicain. Un bon musulman doit prouver qu’il est intégré, doit venir manifester sa solidarité, pour montrer ainsi que la communauté des croyants de l’Islam, ou des personnes de culture musulmane, ne sont pas communautaristes. Injonction paradoxale, d’unité dans l’absence exigée de corps. Dimanche 11 janvier, il semble que la manifestation ait réuni un corps pourtant ; un corps de peuple ; blanc, majoritairement, de classe moyenne, entre autres caractéristiques notables. Il y a des corps que l’on tolère plus facilement que d’autres puisque ceux qui composaient ce corps là pouvaient être à la fois extérieurs à la victime, la voir, et intérieurs, c’est-à-dire se voir là-bas par les yeux des morts. « Je suis Charlie », je suis celui là même qui est mort parce qu’il était Charlie – une rhétorique que les journalistes de Charlie Hebdo ne semblaient pas utiliser, à lire Luz ou Philippe Lançon. Être Charlie ou faire corps avec celui qui est mort et lui survivre. Être aux deux places, voire aux trois places en même temps ; être le mort, le survivant et le spectateur loin du feu, loin de la catastrophe, imaginée advenue et terminée. Il y aura un avant et un après Charlie nous dit on, Val, quelques députés et beaucoup d’autres. Sous la lapalissade, le point de départ. La renaissance. La Résurrection.

Les survivants sont des héros, les morts des martyrs (On peut lire sur la page d’accueil du site Web de la BNF, au seuil du savoir absolu, que les journalistes de Charlie Hebdo tués le 7 janvier sont des martyrs). Nous nous trouvons ici dans un registre de discours et d’existence dans la continuité binaire et contagieuse de l’être ou ne pas être Charlie. Dans un livre écrit en 1984, The minimal Self, Psychic Survival in troubled times, Christopher Lasch distingue 2 attitudes de vie sociale « parmi la population alarmée devant la détérioration des conditions sociales et matérielles de vie sur la planète » : le survivalisme apocalyptique ou l’apathie ordinaire. « Le contraste entre ces deux attitudes » nous dit l’auteur, « entre l’activisme apocalyptique d’une élite survivaliste auto-proclamée et l’indifférence aux idéologies du citoyen lambda, émerge clairement dans un film de Louis Malle, My Dinner with André. D’un côté, Wallys, ancré dans son quotidien New Yorkais, « qui défend les conforts et commodités du quotidien face au mépris affiché par André pour le matérialisme insouciant et la culture de masse… »’Turning on an electric blanket’, according to André, ‘is like taking a tranquillizer or…being lobotomized by watching television.’ Wallys replies that ‘our lives are hard enough as it is. I’m just trying to survive’ he says… ‘…to earn a living.’ »

Étrange résonance avec d’un côté les millions de Charlie sortis dans les rues ce dimanche 11 janvier 2015 et de l’autre les quelques journalistes baignant dans une mare de sang au siège social de Charlie Hebdo. La catastrophe a eu lieu. Le réel, tel un rideau de fer à l’échelle nationale voire internationale, est retombé lourdement, saisissant au passage la vie de douze personnes, puis plus tard de cinq autres, sans oublier celle des trois tueurs.
 

Les secousses liées à cette chute du réel ont touché tout le monde. Tout le monde a ressenti ce moment de bascule dans un autre temps, un autre espace, ou plutôt, au moment de l’annonce, l’arrêt du temps dans la confusion de sa perception : sommes nous le 1er avril ou bien est-ce une erreur ? La catastrophe tant redoutée d’un côté, tant prophétisée d’un autre, tant débattue de part et d’autres avait eu lieu et des millions de personnes réfugiées en temps normal dans leur apathie urbaine, « se souciant de leur survie dans le sens le plus étroit du terme…qui soutiennent les lois tant que cela ne menace pas leur travail » ont pu voir en direct le moment où tous les temps convergent, l’apocalypse, la révélation. Le moment tant craint par chacun d’entre eux pour sa propre vie confinée à l’essentiel ; métro, boulot, dodo. Alors chacun s’est senti soit minimaliste, soi maximaliste. « Je suis Charlie » signifiait pour celui ou celle qui l’énonçait ainsi qu’il ou elle avait survécu à ce pour quoi elle ou il ne prenait plus aucun risque, afin de ne pas mourir immédiatement si cela devenait. Dans le même temps, ils ou elles ont survécu à ce qui constitue le fondement même de leur devenir, « leur non-devenir », la catastrophe, la rupture. De l’autre coté, les « je ne suis pas Charlie » savaient que la catastrophe était là, depuis longtemps menaçante, que Charlie en était un signe, un symbole, un vecteur, tout en n’étant pas la cause originelle. Ceux et celles là virent leur prophétie réalisée, Charlie avait fait preuve de sa continuité idéologique avec un discours apocalyptique, marchandant leurs élucubrations aventureuses dans les territoires d’un glissement sémantique et politique opérant de toute part, qu’il s’agisse du discours institutionnel (loi sur le voile, délit de faciès…), idéologique (conflit civilisationnel, le grand remplacement, identité nationale ) ou social (l’intégration, la communauté…). Charlie frayait avec les démons de notre culture coloniale, en se parant des atours de Journalistes-caricaturistes intouchables en “démocratie”. La carte de presse devenait fétiche.

4 millions de personnes sont sorties dans les rues pour être Charlie, les morts en martyrs, et les survivants héroïques. « Je suis Charlie » révèle de celui ou de celle qui l’ânonne à tue-tête la faculté de survivre, le bien fondé de son choix. L’ânonneur peut retourner calmement désormais chez lui, plus fort de cette communion avec le corps des martyrs, plus fort de cette immortalité devant l’apocalypse vaincue.

En attendant la suivante, il regardera la télévision ou l’écran de son ordinateur et enverra 6500 tweets par heures sur d’autres sujets. Voilà la forme du corps de dimanche lorsqu’il est au repos et repu de sang.

Être ou ne pas être Charlie, telle fut la non-question.

La transmission de l’oubli

Souviens toi d’oublier l’inoubliable

L’erré, l’oublié et la mort : lieux, temps et expériences du récit de l’expérience – l’œuvre comme transmission de l’expérience.

Jacques Austerlitz est un infatigable chercheur, qu’il s’agisse de découvrir des « airs de famille[1] » entre les bâtiments monumentaux qui composent les fondations architecturales de l’ère capitaliste, ou de dévoiler les matières et matériaux empiriques (erré) et mnésiques (oublié) d’une partie de son enfance ; il s’agit ici des cinq premières années de son enfance qui se révèlent progressivement et fragmentairement à lui comme un vécu constituant mais disjoint de son présent et jumelé à un présent devenu permanent, le « présent » de ses parents juifs tchécoslovaques lorsqu’ils l’envoyèrent, alors âgé de cinq ans et demi, au Pays de Galles au tout début de la seconde guerre mondiale. Un présent comme présent de leur dernière présence à ses côtés, comme dernier temps commun d’une première partie de vie. Le narrateur quant à lui est également un universitaire dont nous n’apprenons que peu de choses par le texte, or mis le fait qu’il a tout à voir avec Sebald lui-même, qu’il en est en quelque sorte un double littéraire. Si c’est le narrateur qui nous sert de guide et de conteur second, cest-à-dire de raconteur du récit que lui livre Jacques Austerlitz de ses propres recherches, la silhouette de l’auteur W.G Sebald n’est jamais loin ; son erré vient se superposer sans s’y substituer à l’errance du narrateur. Le récit d’Austerlitz, le roman, se développe à mesure que la matière spatio-temporelle du vécu d’enfant découverte par Jacques Austerlitz est délivrée oralement au narrateur, puis reportée par ce dernier sous forme « de mots clés et de phrases télégraphiques[2] » dans son carnet après leurs rencontres, et enfin reconstituée d’après ces notes pour rejouer dans un récit la multitude de fragments de vie narrés par Jacques Austerlitz et les enserrer dans la narration constituante d’Austerlitz comme unité textuelle avec un début et une fin. Austerlitz prend comme point de départ les conditions improbables de la première rencontre entre Jacques Austerlitz et le narrateur, et comme terme final leur dernière entrevue et le retour sur les lieux de l’erré premier du narrateur (Anvers). Les nombreux temps et espaces convoqués à un même niveau au sein du récit composant le roman, c’est-à-dire dans la continuité de la narration première, initiée par le narrateur d’Austerlitz et prenant comme source un voyage à Anvers, sont désenchevêtrés dans la lecture au présent[3] à mesure qu’ils se succèdent et se superposent dans le récit. Austerlitz, dernier roman écrit par W.G. Sebald, fait se croiser littérairement deux errances, celle du narrateur et celle de Jacques Austerlitz, à partir d’une littéralité ou d’une matérialité première que l’on peut imaginer avoir eu lieu entre Sebald et la personne ayant inspiré la figure de Jacques Austerlitz, qu’il s’agisse ou non d’une rencontre ayant eu lieu dans le « monde physique »[4]. C’est cette matérialité première que nous appelons l’erré, c’est-à-dire la matière spatio-temporelle telle que traversée singulièrement par un être humain et dont il cherche à rendre compte comme matrice de son expérience au monde. L’errance est ce qu’un récit singulier fait de l’erré comme matière du réel et d’un rapport au réel dont on ne peut pas tout dire, qu’on ne peut englober (ou recouvrir) comme totalité par et dans le récit. L’idée de totalité du réel à décrire, si peu réelle soit-elle, sert cependant à la fois d’obstacle au récit de ce réel ou de sa remémoration (puisque cela ne peut se faire « pleinement ») et de libération par le récit de l’idée de totalité du réel tel qu’il a permis qu’on en parle pour s’en défaire (cf Kant – idée d’une histoire universelle, Opuscule sur l’histoire). L’articulation littéraire de deux errances premières (errances comme transformation singulière par un récit de deux errés constituant d’une expérience, ou plutôt de deux matières à expérience distinctes dont on ne peut rendre compte qu’incomplètement[5]), c’est-à-dire leur interruption à toutes deux dans la rencontre mise en récit entre le narrateur et Jacques Austerlitz, transfère dès lors au récit la qualité de l’errer des trajectoires interrompues.

Cependant ces errés ne peuvent être saisis directement sous la forme de l’errance ; avant d’être récit mais après avoir été vécu, l’erré fait place à l’oublié ; l’erré est insaisissable (on peut parler ici de non-totalité) mais constituant d’une expérience possible ; il devient l’oublié comme transformation empirique de cette non-totalité insaisissable, mais également comme matière fantomatique de cet erré dans laquelle puise l’être humain ayant vécu cet erré singulier pour rendre compte de son expérience, ou encore la finaliser comme expérience en en rendant compte singulièrement au présent. Si l’erré ne peut faire l’objet d’un récit complet, c’est-à-dire couvrant l’intégralité de sa matière spatio-temporelle telle que traversée singulièrement, ce dont peut se souvenir l’être singulier qui opère cette traversée ne peut pas non plus couvrir l’intégralité de la relation au réel tel que vécu dans l’erré. L’oublié n’est pas l’oubli, mais la possibilité du souvenir en tant que matière seconde issue de l’erré tel que celui ou celle qui l’a vécu le rejoue en images-mémoires. Nous empruntons le terme images-mémoires à Siegfried Kracauer tel qu’il apparaît dans un essai intitulé Photography[6] et publié en 1927 ; pour Kracauer, les images-mémoires qu’il oppose aux photographies, sont des images mnésiques singulières produites par une personne pour ce qu’elles contiennent d’un rapport signifiant au réel tel que vécu pour cette personne, qu’elle soit ou non consciente du sens en questions « No matter which scenes a person remembers, they all mean something that is relevant to him or her without his or her necessarily knowing what they mean…memory images retain what is given only insofar as it has significance ».

De la même manière que le vécu singulier de l’erré ne peut être réitéré, mais seulement répété, le remémoré de l’oublié ne peut être réitéré[7], mais peut de la même manière se répéter. L’oublié n’est pas un réservoir d’images-mémoires qui seraient des instantanés ou des images fixes accessibles tels quels ou disparaissant tels quels à mesure que l’oublié se constitue dans le temps. L’oublié est une matière-mémoire potentielle en lien à un erré et dont l’actualisation par une image-mémoire ou plusieurs images-mémoires se fait toujours en accord avec le présent et le contexte de la remémoration et en leur sein ; aussi la matièremémoire n’est-elle pas tant un rapport au passé, qu’un rapport sans cesse actualisé dans le présent et le contexte de la remémoration à un vécu d’une matière spatio-temporelle traversée physiquement, sensoriellement, émotionnellement et intellectuellement, et constituant au présent d’un lien, d’un rapport singulier au monde. Aussi, ce qui surgit au présent de l’oublié n’est pas tant une seule image-mémoire qu’un devenir mémoire dans une image présentée de nouveau sans jamais être la même ni identique absolument à ce qui a été vécu. La mémoire aurait donc plus à voir avec un présent en transformation, qu’avec un dit passé vécu, par le lien sans cesse opéré avec ce qui le constitue toujours et qui n’est plus de l’ordre d’une matière spatio-temporelle traversée physiquement, mais son ombre portée dans une matière-mémoire, c’est à dire l’oublié. L’oublié est une obscurité au même titre que l’erré, en ce sens où ce dont peut rendre compte et rendre visible n’est qu’une infime portion de ces deux non-totalités et de ces deux idées de totalité; Dans le livre du retour, journal autobiographique d’un « retour » des camps sibériens écrit par Julius Margolin, l’auteur donne à entendre la valeur d’obscurité de ce qu’il appelle pour sa part l’oubli et qui est constituante de la mémoire, ainsi que le surgissement dans un présent précis, non remplaçable, dans un temps identifiable d’une image mémoire singulière « Si je devais qualifier d'”éclaircies” ces scènes ou ces images qui, en vertu de leur sens caché et énigmatique (mais parfois compréhensible), surgissent de l’obscurité de l’oubli comme éclairées par un rayon spécial – trouées donnant sur les profondeurs de l’inconscient, vers la vie souterraine de l’âme – alors c’était une des toutes premières éclaircies [8]C’est de ce que je nomme pour ma part l’oublié que peut jaillir ce qui est aujourd’hui nommé mémoire ; par conséquent cette dernière n’est jamais existante en tant que telle. Elle se constitue de nouveau à partir de la matière de l’oublié, c’est-à-dire elle se répète et actualise un rapport à cette matière-mémoire, comme ombre portée d’une matière-empirique, dans le présent de la remémoration qui ne cesse de rejouer un rapport singulier à un temps et un espace vécu dit passé toujours constituant mais jamais re-constituable tel quel ; Un temps et un espace qu’on n’a pas pu saisir dans sa totalité parce que cela est impossible, ou lorsque cela l’est, c’est au détriment du présent comme temps de la transformation[9] qui devient dès lors un temps de l’inertie ou de la réitération. C’est alors que surgit l’oubli comme forme figée de l’oublié, et par extension comme forme figée de la mémoire qui n’existe plus en tant que possibilité mais en tant qu’absolu.

L’oublier est lié en premier lieu à une faculté humaine qui renverrait à un phénomène d’ordre physiologique ou psychologique touchant l’être humain, et qui a à voir avec l’expérience vécue et  l’écoulement du temps « L’obscurité ne se dissipe pas, elle ne fait que s’épaissir d’avantage si je songe combien peu nous sommes capables de retenir. [10]» En second lieu, à son amplification à l’échelle sociale chaque fois que meurt un être humains dont la faculté de mémoriser est par nature limitée. Chaque vie qui s’achève est une victoire de l’oubli pur sur la possibilité de se souvenir, sur l’oublié à transmettre. Enfin, et surtout à sa radicalisation dans la disparition de la transmission, c’est à dire dans la disparition du fait de raconter, d’entendre et de consigner des histoires singulières « attachées à tous les lieux et ces objets innombrables qui n’ont pas la capacité de se souvenir.[11] ». C’est un oubli sans possible remémoration, un oubli en soi qui n’a pas d’alter-ego, de double dans le rapport au réel en regard d’un temps vécu passé, c’est à dire de souvenir, ou d’images-mémoires possibles. L’oubli pur est en quelque sorte l’effacement de l’oublié singulier remémorable et la disparition pure et simple de l’expérience singulière vécue à l’échelle personnelle, de toutes les expériences vécues à celle de la société, et qui sont à la source d’autant de transmissibles et de remémorables, c’est-à-dire la disparition de l’erré, objet même de l’oublié.


[1]Austerlitz, W..Sebald, P.41 « J’ai encore aujourd’hui en mémoire la facilité avec laquelle je suivais ce qu’il nommait ses pistes de réflexion, quand il dissertait sur le sujet qui était le sien depuis qu’il était étudiant, l’architecture de l’ère capitaliste, et en particulier l’impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’œuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares…ses recherches…avaient foisonné en d’infinis travaux préliminaires pour une étude exclusivement axée sur ses propres vues relatives aux airs de famille existant entre tous ces bâtiments. »

[2]Austerlitz, Sebald, P.XX

[3]Dans Austerlitz, à l’instar d’une l’épopée, « Le présent c’est ce dont on ne fait pas le récit. », pour reprendre une formule de Pierre Judet de la Combe concernant l’Iliade. Mais là également, le présent de la lecture ou de l’écoute du texte est le temps de la transformation d’une narration de tous les temps en temps de la narration, c’est-à-dire devient un temps séparateur ; Le temps transformateur, le temps de la métamorphose (de la métaphore révélée, ou de ce qui surgit de la métaphore) c’est le temps présent de la lecture, sur lequel se construit la distance à ce qui est montré et au quand qui s’y rapporte.

[4]je prends comme acquis que la rencontre décrite dans le roman a un précèdent en tant que matériau d’écriture, que ce soit une rencontre ayant eu lieu dans le monde palpable ou bien une rencontre imaginée, ou encore un savant mélange des deux. Ce que je nomme l’erré, l’errance, l’errer et l’erreur, peuvent se décliner en imaginé, imaginaire, imagination et image (ou bien encore en symbolisé, symbolisme, symbolisant et symbole)

[5]Il s’agira dès lors de préciser et de montrer que l’idée même de totalité est une aberration ; et que ce qui se décrit comme nécessairement incomplet n’est pas une description juste ; il faudrait ici parler de conditions insaisissables…à compléter

[6]Référence texte kracauer, photography, article, 1927

[7]Définir réitération (mécanique) en opposition à répétition (empirique)

[8]julius margolin, le livre du retour, les trains, P.232

[9]Traiter des cas extrêmes et « maladifs » que sont l’hypermnésie (mémoire totale) et l’amnésie totale

[10]Référence Austerlitz, Sebald

[11]Référence Austerlitz, Sebald

Le spectre du progrès

Le grand retournement, par Gérard Mordillat
(2015 – La soeur de l’ange n°14 – A quoi bon le peuple)

Effondrement. Voilà le terme qui vient à l’esprit dans les premières minutes du film tiré de la pièce de théâtre de Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre. Quelques alexandrins s’échangent entre un banquier et sa chargée d’affaires. Elle lui apprend l’ébranlement des marchés, la responsabilité d’un trader. Le banquier se réjouit que la presse fasse de ce dernier le bouc émissaire des pertes enregistrées par sa banque. Puis surgissent à l’écran des tours qui s’y effondrent, des cheminées dynamitées. Effondrement. Ce qui se révèle dans l’effondrement à l’écran, dans l’effondrement spectaculaire des symboles d’une ère capitaliste industrielle, intellectuelle, patriarcale, n’est pas tant l’effondrement d’un système bancaire puisqu’il vit encore, mais un effondrement qui a déjà eu lieu et que nous ne cessons de réitérer, de re-présenter, sans jamais pouvoir répéter, rendre visible afin de saisir à nouveau l’événement, la pensée, l’idée source et nous en débarrasser. Nous sommes déjà effondrés et rejouons sans comprendre les séquences de cet effondrement. La mise en scène du film de Gérard Mordillat déroute, mais le parti pris formel de faire évoluer ses personnages d’aristocrates du 21ème siècle dans les ruines d’un entrepôt désaffecté, ou d’une usine abandonnée, est une réussite. Nous habitons les ruines d’un capitalisme industriel déboulonné par les plus profitables capitalisme financier puis cognitif. Le désastre advenu n’est pas la déchéance d’un capitalisme industriel considéré comme socle de ses rejetons perfides et insidieux, mais la mise en œuvre d’un mythe déjà au travail dans la « destinée manifeste » d’un 19ème siècle triomphant outre-atlantique. Présidents, conseillers, banquiers occupent un palais vide, le symbole d’un empire de gravats.

A l’instar des villes détruites de la région de Fukushima qui renvoient à une double catastrophe écologique puis nucléaire puis de nouveau écologique[1] aux conséquences éternelles pour l’ensemble de la planète, le film de Mordillat, dans ses scènes aux décors froids de fin d’une culture, renvoie à une double catastrophe ; celle d’un capitalisme qui ne cesse de dévorer tout sur son passage, fait exploser l’humain et révèle l’immortalité comme possible, l’illimité comme chemin, et celle d’un mythe initial, cosmogonique, ayant trait à la place de l’homme dans le monde et au monde comme devenir-homme ayant rendu possible cette catastrophe éternelle. Le nuage de Chernobyl ne s’était pas arrêté à la frontière allemande ; de même un poisson irradié ne s’arrête pas de nager, n’est pas ignoré par ses prédateurs, continue à transmettre le mal et sa mémoire génétique, l’humanité, ou plutôt une certaine humanité. La contamination nucléaire rejoint ici la souveraine anthropophagie capitalistique comme méthode d’assimilation du monde à la « culture » occidentale, comme nouvelle forme d’une guerre éternelle dont personne ne peut sortir vainqueur si ce n’est la pensée qui la met en œuvre et son itération sans fin. Gunther Anders nous avait donné à voir l’efficacité de cette pensée appliquée à la guerre[2]. La guerre nourrit les fusils de balles, et elle fabrique souvent des morts, mais plus souvent encore des amputés, des blessés, et un nombre important de dommages collatéraux qui permettent de fabriquer plus de balles, d’alimenter la machine capitalistique pour préserver son caractère sériellement  immortel.

Akira Kurosawa avait rendu visible Fukushima avant l’heure en filmant la déchéance d’une société japonaise post-Hiroshima entrée de plein fouet dans une économie néo-libérale. Dode’s Kaden révèle une société japonaise vivant sur ses  décombres. Une société détruite continue à fantasmer, envier, voler, aimer, haïr, baiser sur les gravats,  dans les poubelles d’un monde dévorant ses propres restes. Les scènes de rêves architecturaux d’un enfant et de son père « sur-vivants » dans une carcasse de voiture, alors que ce dernier est en train de mourir, sont exemplaires de l’ininterruption fantasmatique pendant et après la catastrophe.

Chaque matin, un jeune homme sort de chez lui sous le regard triste et honteux de sa mère qui l’imagine fou. Elle prie chaque jour pour le salut de son esprit, psalmodiant une litanie de prières à des dieux invisibles mais présents par les icônes et idoles devant lesquelles elle se prosterne. Le jeune homme se dirige vers un garage à ciel ouvert où est parquée une locomotive. Il s’en approche, en fait le tour, nettoie les poignées des portières, grimpe à son bord et la démarre après avoir effectué quelques opérations, tourné une manette, réglé des niveaux et poussé des leviers. Cliquetis, grincements, claquements métalliques, bruits de la vapeur et du moteur ; les sons « réels » renvoient à la mécanique impeccable d’un train en marche ou sur le point de se mettre en branle. Sauf que le train n’est visible qu’aux yeux du jeune homme. Il avance, dodelinant, un pied puis l’autre, à l’allure du souvenir de la vitesse de croisière d’une locomotive réduite dans la réalité filmée du différentiel entre propulsion mécanique et propulsion humaine. « do…de…su..ka…den, do.de.su.ka.den, do.de.s.ka.den, dodeskaden…» De sa bouche jaillissent les sons produits par la machine invisible mais rendu présente dans cette imitation. Il semble heureux. Il suit le chemin tracé par des rails inexistants mais omniprésents. Lorsqu’il rentre une fois sa journée de cheminot achevée, Il ne veut pas faire de peine à sa mère et accompagne sa litanie. Comme tous les fous, non aliénés par la société qui le voudrait malade mental, il voit ce que les autres ne regardent plus. Il continue à perpétuer les gestes d’une société dans laquelle ce train là circulait, symbole d’une modernité fondée sur le progrès mécaniste et son accélération constante ; sa folie touche au génie puisqu’il est le seul à voir, à montrer, à faire circuler le symbole de ce qui a mené cette société à sa perte. Personne ne voit la locomotive, personne ne l’entend. Lorsqu’un habitant du dépotoir traverse les rails, sans faire attention à la venue de la locomotive derrière lui, le conducteur ne peut arrêter son train en marche et s’emporte contre l’imprudent. Le passant soupire devant la fragilité mentale du jeune homme et le maudit de lui avoir fait peur. Le mythe est là, sous-jacent, prologue de l’histoire à venir, en cours et passée, d’un présent de la permanence. La catastrophe d’un présent du passé devenu présent de tous les temps, berceau de tous les temps, tremplin fantomatique et obsédant, hante les actes de chaque habitant de ce dépotoir sans que personne y prête jamais attention. Dès lors le film de Kurosawa peut commencer.

A l’instar d’un Gunther Anders[3] à Hiroshima, Kurosawa redonne à voir ce qui a été détruit, redonne à voir les traces. Il détruit la destruction de la destruction pour la faire apparaître de nouveau. Il n’y a Pas d’espoir dans Dode’s Kaden. Cette société-là restera dans ses décombres tant qu’elle ne redonnera pas sa place, c’est-à-dire un temps-matière dont nous sommes toujours composés, au mythe à l’origine de son effondrement. Elle perpétuera son effondrement tant qu’elle ne se confrontera pas à ce qu’elle a inversé, que Hans Jonas appellerait le cours[4] de la métabolisation, et qui l’a changé lorsqu’elle fit de l’organisme un équivalent de la machine, de l’animé un équivalent de l’inanimé, de la métabolisation une fonction organique et non le processus de vie même dont l’organisme est issu et se perpétue. Un spectre habite cette société. Personne ne le voit, sauf le jeune homme aux commandes du train de vie ayant envoûté ses semblables. Pour ne pas sombrer dans la même démence, il habite le symbole spectral du mythe. Il le conduit pour ne pas être hanté par un mythe qui n’ a de cesse de nous pousser vers l’illimité sériel, et dont le caractère destructeur[5] est l’un des signaux.

Mordillat dévoile un autre type de fantôme, celui d’un Roi et d’une royauté dont les mœurs se prolongent dans une société incapable de voir ce qui la hante[6], mais capable de décapiter une seconde fois (une énième fois) son Roi à qui l’un de ses conseillers conseille de fuir. Mordillat invoque « l’insurrection qui vient » comme remède à la hantise, images de manifestations, de black blocs brisant des vitrines de banques, et maintient l’espérance enune renaissance. Pourtant l’insurrection ne peut venir ainsi « annoncée » sans devenir autre chose. Elle ne peut répondre par son urgence qu’à une urgence de même type; or nous sommes dans une temporalité plus longue ; une temporalité qui n’est pas celle de l’urgence, c’est à dire de la catastrophe comme événement venu ou à venir, mais dans une temporalité de la métabolisation, lente, de la vraie catastrophe initiale, de la continuité de cette catastrophe première là. Cet appel d’une insurrection à venir comme invocation finale, cette prémonition lancée par un premier ministre en fuite sur les décombres poussiéreux d’un régime invisible mais présent dans les mœurs entre dirigeants, ne parle pas. Elle dit pourtant ce qui ne peut se dire, mais seulement se faire in situ. Elle programme[7]. Elle remplace l’émergence de l’imagination singulière par l’imaginaire d’une action singulière, humanisante, humanisée avant même d’avoir été imaginée par chacun. En prenant ce statut annonciateur, pour pouvoir ensuite dire  « je l’avais dit », elle empêche toute réflexion, emplit l’espace d’un aprés-démonstration et ne laisse aucune place. Elle empêche quiconque de s’y faufiler et de prendre acte non de la prophétie mais de ce qu’il faut comprendre de ce qui se joue avant elle. La prophétie répond, surgit à l’endroit où devrait être laissée une tension. Elle donne une réponse là où auparavant avait commencé l’appropriation des enjeux ; là où auparavant avait été crée une dynamique du questionnement.

Le film s’effondre sur lui même alors même qu’il avait redonné sa place aux ruines, redonné à voir les enjeux et la marge de manœuvre. Il prophétise là où il aurait dû faire silence, ou plutôt laissé faire le silence après tant de paroles, tant d’alexandrins, tant de « dode’s kaden ». Il laisse sans voix en donnant à voir ce qui semble pour Mordillat la seule voie. Le discours tenu valait mieux qu’une leçon en conclusion, même si dans notre réalité une insurrection vient et qu’elle constitue une voie viable dans une temporalité double. L’urgence et la métabolisation. La distance de l’expérience et le temps divin de la contemplation. En l’absence de cette double temporalité, elle ne reposera que sur les cendres de ce qu’elle brûlera alors qu’elle doit en en garder non seulement la trace, mais également la honte, l’horreur, la terreur, l’incontinuabilité.

Sauf à vouloir faire d’un peuple l’hôte et le spectateur permanents de son effondrement, cette insurrection, si elle vient, ne saurait être ni programmée, ni invoquée.


[1]    Jean Luc Nancy, L’Equivalence des catastrophes : (Après Fukushima), Galilée, La philosophie en effet, 2012

[2]    La Haine, Günther Anders, Traduit de l’allemand par Philippe Ivernel, collection : Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2009

[3]    « On a reconstruit totalement Hiroshima…le résultat de cette reconstruction a été une double négation j’ai reproché ceci autrefois au maire de Hiroshima ‘Vous avez détruit la destruction. Doit on détruire deux fois ? Aucun enfant d’aujourd’hui ne sait plus à quoi la catastrophe a ressemblé. Vous avez ravagé l’image du souvenir…’ » Günther Anders – Et si je suis désespéré, que voulez vous que j’y fasse, éditions Allia, Paris, 2001, p.84

[4]    «  ‘quand nous désignons un corps vivant en tant que « système métabolisant ‘, nous devons inclure ici que le système lui même est entièrement et constamment le produit de son activité métabolisante, et en plus qu’aucune partie de ce ‘produit’ ne cesse d’être l’objet du métabolisme tout en étant simultanément l’agent de son accomplissement. Pour cette seule raison, c’est une erreur de comparer l’organisme à une machine…de même que la vague n’est rien d’autre que la somme morphologique des entités successives d’unités nouvelles dans le mouvement d’ensemble, qui avance grâce à elles, de même l’organisme devrait être considéré comme une fonction intégrante de la matière métabolisante et non le métabolisme comme une fonction de l’organisme. Et tous les caractères d’entité autonome, auto-référentiels apparaîtront finalement comme purement phénoménaux, c’est à dire fictifs. », Hans Jonas, évolution et liberté, éditions Rivage poche, collection Petite bibliothèque, p.38

[5]    « Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et libre est plus fort que toute haine…le caractère destructeur est jeune et enjoué. Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effaçons par là les traces de notre âge, et nous réjouit, parce que déblayer signifie pour les destructeur, résoudre parfaitement son propre état, voire en extraire la racine carrée….le caractère destructeur est un signal» Walter Benjamin, œuvres II, éditions folio essais,  le caractère destructeur, p.330

[6]    « Cet effroyable déplacement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle ci avait pour revers l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens – ou plutôt : que répandit sur eux – la reviviscence de l’astrologie et du yoga, de la science chrétienne et de la chiromancien, du végétarisme et la gnose, de la scolastique et du spiritisme. Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence qu’une galvanisation qui s’opère ici. Pensons aux magnifiques peintures d’Ensor, montrant des rues de grandes villes pleines de tumultes, où se déverse à perte de vue une cohorte de petits bourgeois en costumes de carnaval, des masques grimaçants et poudrés au front orné de couronnes de paillettes. Ces tableaux illustrent peut-être au premier chef l’effrayante et chaotique renaissance en laquelle tant de gens placent leurs espérances. » Walter Benjamin, œuvres II, éditions folio essais, Expérience et Pauvreté, p. 366

[7]    Dans le sens d’une programmatique telle que celle annoncée sur la façade du centre Pompidou « l’art doit discuter, doit contester, doit protester. », c’est à dire l’annonce de ce quoi doit amener ce qui est à faire  « dans et par ce » qui n’est pas encore fait. L’imaginaire (mythe) prend ici encore le pas sur l’imagination (singularité quelconque, individuelle ou/et collective)

chaotidien

  • Je vous envoie la nouvelle convocation par mail.
  • est-ce que vous avez mon mail ?
  • Non, je vous écoute.
  • alors laurent point vannini, deux N, comme Noémie, I, N comme Noémie, I, arobase, euhhh Chaotidien, C H A O T, comme thierry, I D, comme didier, E N
  • Chao sans s et tidien, c’est ça ?
  • oui, le chaos du quotidien… les petites choses du quotidien qui nous surprennent.
  • c’est poétique… comme lorsqu’enfant, on voit des images dans les nuages…
  • merci… oui, ou le mot qui retient notre attention dans un livre le matin, et que l’on retrouve sur une affiche en sortant de chez soi. Ces petites choses qui paraissent insignifiantes, mais qui donnent le vertige.
  • On ne prend plus assez le temps de vivre ça.
  • Et pourtant…
  • Merci d’avoir partagé cela avec moi, en tout cas. C’est joli.
  • Je vous en prie, c’est gentil à vous. Ah au fait, c’est .fr, chaotidien.fr
  • Oui, .fr, je vous envoie par mail la nouvelle convocation le 24 mai 9h00 donc, au centre de référence des maladies artérielles rares.
  • Entendu, je vous remercie, très bonne fin de journée à vous,
  • De même, au revoir.

The Congress ; l’éternité moins vingt ans.

Paru dans La Soeur de l’Ange, n°15 “A quoi bon l’éternité ?”, 24/06/2016
(Sur le capitalisme, l’IA, les auteurs, les acteurs, et notre indevenir)

Être mort, mon amour, ce n’est pas seulement être mort, c’est n’avoir jamais existé. Cela, nous ne l’apprenons jamais assez tôt, sinon nous nous réveillerions et serions puissamment étonnés.

                                                                                                   Günther Anders [1]

Trois mots zèbrent un écran noir de leur encre tournesol ; « Twenty years later ». L’insert flotte quelques secondes à peine entre deux séquences, entre deux temporalités au goût amer d’éternité. Un moment seulement. Un instant durant lequel je ressens un mélange de tristesse et de joie que j’aimerais pouvoir éprouver jusqu’à la fin du film. Un insert que je prie de rester le plus longtemps possible. Pas pour moi. Pour les personnages, ce qu’ils représentent, ce qu’ils vont perdre si cet espace noir est remplacé, si cet espace noir est déplié dans le chapitre suivant comme les dimensions invisibles d’un monde que l’on aurait besoin de disséquer pour en apprécier la beauté.

Depuis que Peter Jackson n’a pas rencontré Tolkien, puisqu’il faut toujours trouver une origine, depuis cette non-rencontre entre un réalisateur surdoué et un auteur inégalé, depuis surtout que le cinéma s’imagine le terrain de jeu des technologies du numérique et de la représentation coûte que coûte d’un imaginaire tel qu’il devait pré-exister à l’œuvre écrite, les adaptations du genre littéraire à l’écran ne procurent que rarement autre chose que de l’amertume. Elles ont bien souvent le goût de bonbons pré-mâchés et ne laissent aucune place à l’imagination. Tout est là. Leur seul but est de remplir un espace flottant, une zone en friche, d’images numériques fixées à jamais sur le fond vert de nos psychés, là où aurait pu s’installer un dialogue entre une œuvre écrite et une œuvre cinématographique, une continuité discontinue, une transmission à l’œuvre avec l’œuvre comme transmission.

Il reste tout de même que lorsqu’une adaptation d’un livre de Stanislas Lem par Ary Folman et avec Robin Wright sort en France et se voit menacée, faute de public, de ne rester que quelques semaines dans les salles parisiennes, il devient difficile de résister au désir de filer au Cinéma Christine pour s’affaler dans la pénombre. Lem est un auteur qui ne se prend pas au sérieux mais écrit avec humour, distance et intelligence sur des sujets extrêmement sérieux, voire préoccupants.

The Congress est l’adaptation par Ary Folman du Congrès de futurologie de Stanislas Lem. Elle se présente dès le générique comme autre chose qu’un film. Robin Wright est le seul nom qui apparaisse dans le casting. Robin Wright…at The Congress. Il ne s’agit pas de The Congress en tant que film dans lequel Robin Wright joue, mais de The Congress en tant que ce à quoi elle participe et qui se présente à nous sous la forme d’un film. La frontière entre actrice et personnage est floutée dès les premières secondes. Il s’agit de suivre Robin Wright comme d’autres purent suivre en leur temps les Groucho Marx at the race ou at the circus, à une autre époque du cinéma. La frontière entre personnages et acteurs y était similairement étroite mais l’image des acteurs et actrices n’était pas archivable dans chaque foyer, dans quelques clusters d’un disque dur à capacité teraoctetique. Lefilm s’ouvre sur un plan rapproché du visage de Robin Wright, immobile, le regard harponné au nôtre. Une larme coule. Derrière elle, une grande baie vitrée panoramique laisse entrevoir les formes confuses de ce qui semble être un jardin, un fauteuil de terrasse, un cerf-volant rouge virevoltant, seul objet en mouvement à quelques dizaines de mètres du sol. Nous sommes plongés dans l’intimité de Robin Wright, à l’endroit où pourrait se tenir un amoureux, un enfant, un parent, un ami. La caméra cache une partie du front, révèle l’absence de maquillage, l’irrégularité des tonalités de la peau tout comme le ferait un regard porté de très près sur elle, une main dans la sienne, sans pouvoir distinguer le sommet du crâne ou autre chose que les lignes hésitantes de son cou. Dès la première seconde nous sommes témoins de la tristesse d’une femme dont nous connaissons le nom et le visage, et qui ne joue pas un rôle, ou bien qui joue son propre rôle. Dès la première seconde, nous sommes incontournables et détestables. Son regard est fixé sur la caméra, sur nos yeux, sa bouche aux lèvres serrées, la tristesse que dégage l’ensemble de son visage nous interdisent toute fuite, toute irresponsabilité dans le drame qui la frappe ; dans le même temps son regard semble perdu, nous ne pouvons pas partager sa tristesse, nous ne la connaissons pas réellement, nous ne connaissons que son nom, sa qualité d’actrice, sa liaison avec Sean Penn et quelques films dans lesquels elle a joué, Princess Bride…Vraiment, c’était elle ? Oui. Plus jeune. Très drôle ce film, tu te souviens. Oui, et toi, tu te souviens de The Pledge? Non, elle jouait dedans ? Oui, et du film de Nick Cassavettes ? Non.

« Robin».

Un personnage hors-cadre la hèle. « Look at me, Robin». Et les paupières de Robin Wright de se fermer. Puis Robin de tourner la tête vers son interlocuteur. Il s’agit de Harvey Keitel. Ou bien non, il s’agit là d’un personnage incarné par Keitel. Un agent, l’agent de Robin Wright, l’actrice dont l’actrice Robin Wright joue le rôle. La voix d’Harvey Keitel incarnant ce personnage nous renvoie à la qualité cinématographique de ce à quoi nous assistons. Cependant, nous sommes toujours là, il est trop tard pour partir. Le Congrès, un congrès, s’est réuni au Christine pour juger de la performance d’actrice de Robin Wright jouant le rôle de Robin Wright, actrice, dont son agent dit qu’elle ne s’est pas facilité la tâche dans ses choix de films et qu’aujourd’hui elle n’a plus le choix. Lui non plus. Le studio pour lequel il et elle travaillent leur lancent un ultimatum, un contrat de la dernière chance.

La première partie du film de Ary Folman ne suit aucunement le verbe ironique de Lem ni sa trame narrative ; nous suivons une actrice de chair et de sang et son double cinématographique dont les débuts de carrière prometteurs contrastent avec l’aube d’une déchéance annoncée par son agent et l’industrie des images mouvantes. Il est proposé au personnage principal du film, incarné par celle-là même dont elle est le double, d’être remplacée pendant une durée de vingt ans par un avatar numérique entièrement géré par le producteur avec qui elle fait affaire depuis son premier et dernier succès, Princess Bride. Robin Wright, le personnage, refuse puis accepte, tandis qu’en écho, dans l’ombre portée de cette décision s’inscrivent les choix similaires de carrière de l’actrice de chair et de sang. Elle(s) refuse(nt) pour ne pas se perdre l’une et l’autre ; elle accepte pour préserver sa famille, sa vie de femme. Mère de deux enfants, dont Aaron atteint d’une maladie dégénérative des sens, c’est principalement pour lui qu’elle accepte ce dernier non-rôle, après que le médecin déploie en même temps qu’un diagnostic sans appel ce à quoi ressemblera le futur d’Aaron une fois privé de ses sens « Aaron has a beautiful mind. He is taking the information in and he is translating it in his own way, that’s a gift. He hears the word Throne, he says Alone, but he is perfectly aware of what he is doing. Now imagine what movies will be like in 50 years. I think this is somewhat similar to what aaron is doing… Les cinéastes fourniront des stimuli électroniques que le cerveau traduira selon le subconscient de chacun. On donnera aux gens les données d’une histoire, et ils prendront leur mère, ou leur copine pour incarner Marlène Dietrich ou vous. Selon ce qui existe dans leur cerveau respectif. C’est exactement ce que fait Aaron. C’est un cas rare et il est en avance sur son temps de plusieurs décennies. » Robin Wright décide en signant ce pacte de conserver sa liberté pendant vingt ans et d’accompagner son fils dans son devenir adulte en marge des sens. Vingt ans pendant lesquels elle ne pourra jamais intervenir sur les rôles que son avatar incarnera, vingt ans pendant lesquels elle ne pourra pas s’adresser aux médias, vingt ans pendant lesquels elle vivra de l’exploitation de l’avatar la représentant tout en restant dans l’anonymat le plus total auprès du public qui fit d’elle une star et qui simultanément continuera à aduler son double algorithmique dénué de ride, nimbé d’éternité. C’est sa mort d’actrice qu’elle concède, c’est l’éternité de son image mouvante qu’elle crée, c’est sa vie de femme qu’elle achète. Tandis que les machines la clonent, la criblent de leurs yeux électroniques pour mieux la faire apparaître comme avatar et disparaître comme actrice, la vident de sa substance cinématographique, elle pleure, rit, vit pour la dernière fois dans la peau de l’actrice Robin Wright pour se fondre en l’inconnue Robin Wright dont le chemin d’existence nous échappe, dont la destinée nous est étrangère, dont l’univers, les lectures, les colères, les mots d’amour à ses enfants, ses amants, ses amis disparaissent pendant 20 ans derrière un panneau noir où trois mots jaillissent dans un jaune tournesol.

Twenty years later.

Dans l’espace-temps de cet insert panoramique de la taille d’un écran de cinéma, nous cheminons à la fois en marche arrière et en marche avant. En marche arrière parce que le panneau annonce, avant même que ces vingt années aient pu nous manquer, qu’elles sont déjà terminées, que nous n’en avons rien vu, nous autres qui étions si intimes de Robin Wright sans être physiquement auprès d’elle dès l’ouverture du congrès. En marche avant parce que le panneau va disparaître, qu’il est le symbole annonciateur, à l’instar d’Aaron, de l’avènement d’un désormais, d’un après et qu’il nous entraîne irrésistiblement vers ce qui n’est pas encore là mais qui se construit sur ce que nous n’avons pu qu’imaginer durant ces quelques secondes, un cerf-volant rouge, une famille au complet, enfants au visage d’adultes, adulte au visage ridé, vingt années de vie sans congrès, sans spectateurs, sans vie divisée. Le panneau disparaît. Il laisse dès-lors apparaître ce pour quoi il avait été créé, symbole d’une longue liberté et de son achèvement abrupt ; une route serpentant au milieu d’un désert, sur laquelle roule Robin Wright au volant de sa Porsche, vers l’hôtel de luxe d’un monde d’avatars afin d’y renégocier son contrat.

Nous vivons une expérience unique. Elle sera bientôt recouverte à jamais. C’est de cette disparition dont il est question dans le film d’Ary Folman. La disparition de l’expérience, du présent et du monde sensible. C’est à cet endroit que The Congress rejoint Le congrès de futurologie de Stanislas Lem, c’est à cet endroit-là que l’adaptation cinématographique de l’œuvre littéraire est réussie, c’est à cet endroit-là que la transmission s’opère. C’est à cet endroit que le spectateur aimerait ne plus avoir à entrer, aimerait freiner de toutes ses forces à la place d’accélérer comme le fait Robin Wright au volant de sa Porsche. Il aimerait revenir coûte que coûte à l’annonce couleur tournesol de la disparition cinématographique de « Vingt années » qui les rendaient aussi précieuses qu’un premier baiser, qu’un premier envol onirique, qu’une première lecture de Solaris. Il aimerait rester là. Devant cet insert. Que cet insert reste là. Éternellement. Par pitié épargnez-nous, épargnez-là, laissez-là en paix !

La loi du cinéma est plus forte que nos injonctions silencieuses. Le film ou ce qui en a pris la forme, nous étreint, nous impose une suite. Il fallait s’y attendre, nous sommes de mèche, assis devant l’écran, dans le noir, dans l’attente de ce qui nous effraie déjà, de ce qui nous remue les tripes. Une autre œuvre cinématographique avait eu la même puissance quelques quinze ans auparavant ; Guy Pearce y incarnait un homme ayant perdu la mémoire à court terme et qui décidait consciemment à la fin « du film [2]» de faire disparaître le moyen de se souvenir qu’il avait déjà accompli ce qui était censé l’apaiser, lui redonner la mémoire, lui permettre de vivre de nouveau en paix, libéré. L’horreur s’installait dans les dernières minutes et imbibait à rebours l’ensemble du spectacle auquel nous venions d’assister, poussant notre esprit à résister à l’inévitable choix de l’aliénation tout en revisitant l’impossible autrement vers lequel le film nous entraînait, une remontée du temps aux sources d’un mensonge révélé in fine mais constituant du tout narratif dès la première image, dès le générique. Robin Wright entre dans un monde d’avatars en inhalant une substance chimique ; elle ne le quittera plus. Ou presque. Dans l’hôtel d’un monde animé, les autres convives-avatars changent de forme, de visage, de voix, d’apparence en inhalant les substances hallucinogènes adéquates. La réalité qui leur est vendue dans un congrès de futurologues avides de jouissance immédiate, d’accomplissement de leurs plus profonds fantasmes, et de paix éternelle a pour principe vital la métamorphose et pour limite les imaginaires déjà constitués. Quant au monde palpable, sensible, empirique, il est relégué aux égouts. Wright signe une prolongation de son contrat, assiste impuissante à la révolte de défenseurs de la réalité contre les laboratoires d’une vie chimiquement imaginée, est enlevée, perd connaissance, se retrouve dans une chambre d’hôpital, puis est cryogénisée, pour être réveillée cent ans plus tard toujours sous la forme d’un avatar, d’un personnage de dessin animé. Ce qui la guide, la tient, la maintient en vie, la poursuit sans relâche, c’est la relation avec son fils, Aaron, avec qui elle communiqua pour la dernière fois sous sa forme d’avatar en arrivant à l’hôtel. L’impossible relation et le souvenir de ce que vingt années avaient rendu possibles pour elle, pour lui, pour eux la hantent, la nourrissent, la détruisent. Elle veut rejoindre son fils. Sa fille, elle, est mariée au sein de ce monde nouveau, fait de pixels, de couleurs, d’exotisme authentique, d’habitants aux traits de Krishnas, d’Hitlers, de Jésus ou de Groucho Marx. Son fils reste introuvable. Rien n’est interdit, rien n’est impossible pourtant ; tout est là, disponible, accessible. Il suffit d’inhaler et vous y êtes ; jeune devenant vieux, vieille devenant belle, mannequin devenant animal, animal devenant humain. Il existe même une substance illégale pour faire disparaître ce monde-là, faire réapparaître le monde d’avant sur lequel et à partir duquel se constitue l’humain devenu dieu psychimiquement. Un ami, amant, aimant, le lui procure. Les dorures, parures, postures, carrures s’effacent. Les non-murs tombent. Elle redevient femmes, de chair et de sang, Robin Wright et Robin Wright, revêtues de guenilles. Autour d’elles, les êtres-papillon, les femmes-tigresse, les hommes-hitler, les enfants-groucho marx, les name it here and you’ll have it, cèdent la place à des hordes de gueux au regard fixe, se nourrissant d’une pâte visqueuse, déambulant à demi-nus, aveugles aux ruines qui les entourent, encadrés par des hommes en arme et des robots, enchaînés par une substance chimique faisant de leur psyché le nodule d’un réseau psychimique global dans lequel chaque conscience partage avec les autres un imaginaire commun, et peut le modifier, s’y dédoubler, manger du caviar à volonté, ou baiser avec des extra-terrestres, des champignons ou sa propre grand-mère. Robin Wright découvre la vérité d’un monde surpeuplé, affamé, maintenu en gestation psychimique tandis que quelques élu-es vivent leur réalité de mortel-les dans des zeppelins arrimés au sol. Elle apprend du docteur toujours en vie ayant suivi son fils, qu’Aaron l’a attendu, encore et encore, puis a décidé de rejoindre la cohorte d’enchaînés. Aaron était autre chose qu’un signe apocalyptique. Il était à la fois le singulier d’une nouvelle espèce et le dernier humain d’un monde mourant, l’héritier et l’héritage d’une pratique, d’une forme de pensée, d’une manière d’être qui tendait historiquement vers un monde de « cellules » fermées sur elles-mêmes, toujours connectées entre elles, sortes de monades sans fenêtres autres que des stimuli électroniques et l’imaginaire préfabriqué en chacun d’un monde commun. Robin Wright ne le retrouvera jamais dans le monde palpable, et encore moins dans le monde psychimique. Elle choisira de ne pas mourir en femme. Elle inhalera une dernière fois la substance nécessaire. Elle ne revivra pas sa gloire de star naissante, ses amours, la naissance de ses enfants, celle d’Aaron, sa croissance, les débuts de sa maladie, ses choix d’actrice, le contrat, les vingt années, l’hôtel, son avatar, son enlèvement…elle ne « revivra » pas l’ensemble de sa vie, elle l’effacera en la rejouant psychimiquement sous la forme d’un avatar. Elle fera de nous les témoins de sa désunion avec une histoire de bruit et de fureur. Elle choisira d’en changer la destinée, de ne jamais prendre conscience qu’elle vit enchaînée, qu’elle n’est qu’une errante parmi d’autres dans un monde en ruines, et retrouvera in fine l’avatar d’Aaron, dans un paysage désertique, aux abords d’une caravane, pleinement en possession de ses « cinq sens ». Un cerf-volant rouge flotte une vingtaine de mètres au-dessus de son visage. Son visage se tourne vers la voix qui le hèle doucement : « Aaron… ». Son visage se tourne vers la caméra, harponne notre regard. Ne pas regarder, fermer les yeux, y croire encore.

Il ne nous est plus permis de reculer, de cheminer en marche avant et en marche arrière.

Il n’y a plus rien sous nos pieds, plus rien sur quoi s’appuyer, plus rien vers quoi se tourner.

Un seul regard.

Le congrès peut prendre fin.

Tous ses membres sont invités à sortir de la salle et à retourner à leur éternité programmée.


[1] Visite dans l’Hadès, Breslau, 1966, p.99

[2]    Memento, Christopher Nolan, 2000

L’imagination comme expérience du monde, la dystopie comme modèle ?

Si l’imagination est une forme d’expérience au même titre que les déplacements physiques, les sensations corporelles, les émotions, les rencontres, alors l’imagination littéraire est une forme d’anti-chambre permettant au lecteur d’appréhender imaginairement un possible monde sien.

Pour Ronald Laing (The Politics of experience), l’imagination fait toujours partie d’un champ d’expérience, est une composante du monde vécu comme expérience, n’en est pas détachable. Inter-expériences.

En lisant pour la seconde fois Visite dans l’Hadès de Gunther Anders, j’ai songé de nouveau à ma réflexion sur la catastrophe individuelle qui prend le pas sur la catastrophe collective. Lorsque Gunther Anders évoque la nécessité de développer une imagination morale, il se place dans une dimension collective, or chaque individu est confronté à l’impossibilité et / ou l’incapacité d’imaginer la réalité devenue fantastique du monde, en raison du nombre vertigineux de morts causés par les actes humains (bombe atomique, camps de concentration, etc.). Anders suggère que l’imagination aujourd’hui doit « consister à nous hisser à la hauteur d’une réalité devenue effectivement fantastique, à nous hisser à sa hauteur pour la comprendre » et « puisque son objet – la réalité fantastique – est imaginaire, l’imagination doit fonctionner comme une méthode empirique, comme un organe perceptif approprié à ce qui est effectivement énorme, comme un outil, qui, à la différence des yeux, n’est pas lié à une partie du corps et pour cette même raison n’est pas limité par l’insuffisance de ce dernier, et n’a donc pas leur myopie »(Visite dans l’Hadès, p.36/37). L’imagination est une puissance individuelle, une puissance propre à chaque individu, de la même manière que les outils de la perception évoqués par Anders sont des organes individuels. Plus loin, Anders définit la notion d’imagination (en revenant sur le sublime de Kant) comme la capacité de saisir ensemble, de comprendre, un divers ou une grandeur dans une même image en tant qu’image.

Chaque individu construit donc une image d’un divers ou d’une grandeur. Lorsqu’un phénomène d’une ampleur telle que les camps de concentration ou les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki est imaginé dans ses conséquences en nombre de morts par les individus, l’image créé ne peut comprendre cette grandeur. Du moins c’est ainsi que je comprends ce défaut d’imagination décrit par Anders. Cependant, lorsqu’il évoque la notion d’imagination morale, il inscrit l’imagination dans une dimension qui n’est plus du seul ressort de l’individu et ne rend donc pas l’individu seul responsable de sa faillite. Comment dès lors construire cette imagination morale collective là où l’imagination est avant tout une forme d’expérience individuelle ?

Ce à quoi j’ai songé, c’est aux dystopies post-apocalyptiques, à la dimension empirique de l’imagination telle que définie par Ronald D. Laing, et à la notion de résilience, évoquée dans un article rédigé par Olivier Steiner, écrivain, dans Libération et lourdement critiquée par Thierry Ribault dans son ouvrage, Contre la résilience. J’ai songé de nouveau également à la tribune d’une étudiante dans Médiapart qui implorait l’administration (des universités et de l’État plus largement) de ne plus souligner la difficulté psychologique des étudiants, les renvoyant vers des cellules d’aide individuelle pour faire face à la situation épidémique, à leur solitude, aux cours en ligne, à leur précarité.

L’un des aspects de ma recherche est la mise en parallèle de la catastrophe individuelle avec la catastrophe collective. Dans les dystopies que j’étudie, qu’il s’agisse de I Am Legend, Pique-Nique au Bord du Chemin ou The Quiet Earth, la catastrophe collective advenue est donnée à voir par l’intermédiaire de l’expérience personnelle d’un personnage principal. Dans le cas de Richard Matheson et de son roman publié en 1954 I Am Legend, l’épidémie vampirique à l’échelle planétaire est synonyme pour Robert Neville, le « dernier » survivant, de disparition d’un monde d’habitudes, d’une forme de vie et d’existence, de sa famille dans les décombres de ce qui auparavant constituait son monde (voir le texte d’Anders « une interprétation de l’a posteriori »). Il s’agit là de la description d’une catastrophe personnelle comme conséquence de la catastrophe globale avec une forme de responsabilité directe limitée de Neville dans cette dernière ou du moins la compréhension du rôle joué dans l’avènement de cette catastrophe au même titre que l’ensemble de la population [et l’élément singulier de sa propre survie et non-contamination du fait d’avoir été soldat mordu par une chauve-souris et immunisé]. Dans le cas des frères Strougatski, et de Pique-nique au bord du chemin, la catastrophe est la survenue d’une visite extra-terrestre qui laisse sur terre des traces incompréhensibles et pourtant au centre de l’attention humaine. Redrick Shouhart, personnage principal, est l’un des rares humains en mesure de traverser la zone, là où sont passés les extraterrestres, et à pouvoir en revenir vivant. Mais cette traversée a un coût : son enfant subit des mutations ; sa peau se couvre d’un pelage (Note à moi-même : retrouver la référence de l’enfant de soldat anglais ayant assisté à un bombardement atomique et dont les poils poussent) et elle perd le langage. Agissant dans la clandestinité, Redrick s’enfonce au plus profond de la zone pour y trouver un objet réputé exaucer les vœux. Pour y parvenir, il doit sacrifier la vie de l’enfant d’un autre Stalker (ceux qui vont et viennent dans la zone pour y recueillir des objets extra-terrestres à destination du marché noir et au risque d’y perdre la vie) qui l’accompagne. Il finit par souhaiter une seule et même chose pour tout le monde « Du bonheur pour tous ! ». Là encore la catastrophe à l’échelle collective n’est pas le fait d’un seul individu mais a des répercussions sur toutes les vies individuelles. Insuffisamment disruptive pour modifier les structures mêmes des pouvoirs en place (politique, économique, militaire et scientifique), puisque ses anomalies sont intégrées à la marche du monde comme si elles avaient été créées par l’humain, la zone n’en démontre pas moins l’aveuglement de l’humanité devant ce qu’elle ne comprend pas. La société s’effondre de l’intérieur, sombre dans l’oubli, mais réfute à l’individu les conséquences de la catastrophe, son expérience de la catastrophe et les moyens mis en œuvre pour y survivre. Redrick Shouhart est l’un des acteurs de cette catastrophe, dans le sens où la catastrophe n’est pas tant la venue des extraterrestres, que l’incorporation de leur monde, de résidus de leur monde, dans le nôtre sans la moindre hésitation ou limite, si ce n’est celle des personnes ou institutions en mesure de faire ces incorporations : l’armée, les marchés, les scientifiques. Les populations ont interdiction d’accéder à la zone alors qu’un grand nombre d’entre elles y habitaient auparavant. Shouhart est un acteur de cette catastrophe car il contribue légalement dans un premier temps, puis clandestinement par la suite à la propagation des artefacts trouvés dans la zone. Il participe plus activement que Neville à la catastrophe dont il est victime par ailleurs. Mais là encore sa contribution met en évidence l’hypocrisie des dirigeants, des médias, de l’armée et des scientifiques : livré à sa seule expérience du monde de la zone pour survivre dans un monde hors-zone, il ne peut exister ni dans un monde (il doit gagner de l’argent pour sa famille, mais pas de travail en dehors de celui qu’il pratique illégalement) ni dans l’autre (il lui est interdit d’aller dans la zone, et va en prison s’il se fait prendre et par ailleurs il ne pourrait pas survivre dans la zone s’il essayait d’y rester au-delà du temps nécessaire pour récupérer des artefacts). De plus, partir d’Harmond, ville où a eu lieu la visite extra-terrestre, est synonyme de malchance pour tous ceux qui ont essayé. Apparaissent dans ces deux premiers romans la dimension de la responsabilité collective dans l’avènement de la catastrophe à grande échelle. L’échelle collective, pour reprendre ma remarque sur Anders, étant celle à laquelle peuvent se développer les racines d’une imagination morale. Cette échelle collective est le plus souvent absente des descriptions romanesques. Elle n’est pas le cœur de la fiction et ne surgit qu’épisodiquement dans les souvenirs de Neville le survivant de I am Legend, les soliloques et conversations de Richard Nounane ou encore les interventions de scientifiques à la radio dans Pique-Nique au bord du chemin. Peut-être y-a-t ’il dans cet écart-là la force la plus profonde de ces romans. En premier lieu, on y lit en creux, ou plutôt on imagine, ce qui aurait pu se passer différemment si telle décision de déclarer la guerre n’avait pas été prise, si telles armes n’avaient pas été employées, si la fascination mortifère et le caractère inébranlable de la forme de pensée qui meut la société et ses structures n’avait pas été opérantes devant l’inconnu et l’incompréhensible et/ou l’insaisissable. Ici un autre roman, Solaris de Stanislas Lem, offre une autre perspective plus intéressante encore sur le caractère obstiné d’un rapport au monde que l’on pourrait qualifier de cannibale, c’est-à-dire une vision humaine du monde où tout peut être digéré par l’homme et recraché sous forme catégorisable, fonctionnelle voire et surtout organique. Cette tentation d’aliénation par l’homme de ce qui lui est parfaitement étranger, renvoie pour Stanislas Lem à la propre capacité d’oubli de l’homme, d’oubli de ce qui le meut profondément à l’échelle individuelle et qui constitue à l’échelle collective une forme de mémoire totale visant à recouvrir le monde [élargi à l’univers et aux planètes lointaines où existent d’autres formes de vie]. Il me faudra revenir sur cette première forme de l’écart où peut se plonger le lecteur. Par ailleurs, cet écart est également celui de l’impensé, de l’in-imaginé collectif, passerelle entre l’imagination individuelle et l’imagination morale, d’ordre collectif avant tout. Qu’est-ce qui dans cette absence, qu’il s’agisse de lieux de vies ou de liens de vies collectives, rend visible l’impossible imagination collective ?

Le troisième roman de ma sélection, The Quiet Earth, présente de la même manière une catastrophe collective à l’échelle globale, la disparition de l’ensemble de la population de Nouvelle Zélande, et probablement du monde, à l’exception d’un individu John Hobson, narrateur et personnage principal. Cependant à la différence des deux premiers romans, la part que prend Hobson dans la catastrophe globale est bien plus importante et l’équilibre ou plutôt le lien entre catastrophe collective et catastrophe individuelle est inversé. Hobson est un scientifique, marié avec une femme rencontrée à l’université, père d’un enfant qui se révèle autiste. Un jour qu’il en a seul la garde, il décide de le laisser se noyer, lisant depuis très longtemps dans les yeux de son fils l’envie de mourir. Il n’en dit rien à personne, et au retour de sa femme prétexte s’être absenté momentanément pour prendre une serviette lorsque le drame est arrivé. Mais la mort de son enfant marque la fin de son mariage. Par ailleurs, membre d’une équipe scientifique travaillant sur des expérimentations secrètes ayant trait à l’ADN, il développe une certaine paranoïa à l’égard de son principal collègue et supérieur hiérarchique, et se voit contraint à prendre des vacances dans une station balnéaire. Lorsqu’il se réveille le premier jour de ses vacances, la population a disparu. C’est sur cette disparition que commence le roman. L’individu au centre de la fiction, de survivant de la catastrophe, va vite prendre un autre rôle, celui de responsable. A mesure que Hobson explore son pays dont il semble être le seul survivant, il remonte le fil de sa mémoire pour trouver les possibles causes d’une telle catastrophe : ce qu’il y trouve est à l’articulation de sa propre histoire. Incapable de surmonter sa culpabilité, sa paranoïa, il a créé les conditions de la catastrophe et provoqué une expérimentation ayant entraîné la disparition de la population.

L’idée n’est pas de mettre en avant ici une évolution dans le temps du rôle de la catastrophe personnelle dans la catastrophe planétaire ; mais de souligner les différentes formes de contribution de la catastrophe personnelle à la catastrophe collective. Dans le roman de Craig Harrison, même si un doute subsiste in fine sur la réalité de ce que vit Hobson et la possibilité que ce ne soit qu’une intériorité, la catastrophe personnelle vécue par Hobson est à l’origine de la catastrophe globale. Son incapacité à surmonter la perte de son enfant, sa propre responsabilité, puis la réussite de son collègue et sa propre paranoïa, le poussent à agir, à créer les conditions de possibilité d’une catastrophe globale. Dès lors la catastrophe individuelle est à l’origine de cette dernière. Là encore la vision semble binaire. D’un côté la responsabilité individuelle, de l’autre la catastrophe collective. Entre les deux une vacance, une absence, un écart.

Plusieurs choses caractérisent donc ces romans.

1 – l’individu est l’échelle que l’on oppose à la catastrophe globale dans la narration. La catastrophe n’est pas prise en charge à l’échelle de sa condition de possibilité qui n’est pas l’échelle individuelle : ni dans l’imagination autour des conditions de son avènement, ni une fois advenue (L’imagination morale est-elle une clé ?). Dans le film Tenet, le personnage du « Méchant » tenu par Kenneth Brannagh fait penser à celui de Hobson. Il meurt d’une maladie incurable, mais dans sa mort il veut entraîner le monde avec lui. Cependant, tant dans le roman de Harrison que dans le film de Nolan, l’implication dans la catastrophe ultime n’est qu’un degré. Les conditions de possibilité de la catastrophe sont déjà là et c’est en tant qu’individu déjà saisi de ces conditions que leur implication prend la fonction de gâchette ultime.

2 – Dans l’écart entre les deux dimensions, se joue une forme d’absence, de représentation en négatif, en creux de la réalité sociale, collective, ou interrelationnelle vécue par l’individu en question.

3 – L’individu tente de recourir à sa mémoire ou à son oublié pour en trouver les causes de la catastrophe (Solaris, The Quiet Earth, I am Legend…) ou pour affronter la réalité de la catastrophe (I am Legend, Pique-Nique au bord du chemin). Dans les quatre romans, la remémoration et l’impossibilité de se souvenir sont la principale forme de rapport au monde disparu ou monde d’avant. Shouhart par exemple a une mémoire cartographique et empirique. Son expérience est celle de la carte mais elle n’a d’impact que dans la zone et ne peut être donnée à entendre à personne. Cela fait écho au traumatisme de guerre ou aux formes de mémoire locales propres à des « communautés » fermées sur elles-mêmes (à approfondir).

4 – La catastrophe individuelle, quelle qu’elle soit, a toujours un lien avec la catastrophe collective mais le degré de causalité entre la première et la seconde varie.

5 – Dans ces dystopies, les personnages principaux, survivants, ne sont pas des héros, des êtres résilients, ils sont des miroirs. Les élever à une forme héroïque, relève de l’enfouissement même du sens de leur action et de leurs propos.

En parallèle de cette réflexion à prolonger sur la dimension collective de l’expérience de la catastrophe et donc de sa possible remémoration sociale, par le biais notamment de la construction d’une imagination morale, il y a également l’idée d’une absence des corps [en dehors du corps du survivant et de sa volonté de se souvenir qui passe par le corps, le déplacement, les sens…] dans la mise en place d’une mémoire collective. Il ne s’agit pas tant là d’un corps social, d’un corps de peuple constitué par l’addition des corps individuels et leur indifférenciation dans ce corps devenu horde ou meute, mais de corps individuels formant dans leurs liens entre eux une forme de relation mémorielle ou remémorielle, réapprenante. La lecture d’Anders m’a fait songer à cela : lors de son retour à Breslaw, Anders constate l’insuffisance des formes de rappel au souvenir dans les rues de la ville [Visite dans l’Hadès, p.114], notamment en constatant qu’une rue était dédiée à la mémoire des victimes assassinées à Auschwitz. Aucun monument ne lui semble en mesure de rendre compte de l’ampleur de l’horreur. Et Gunther Anders de conclure : « Cette rue devrait être comme un livre ouvert. Toute maison devrait avoir pour frontispice une grande photo. Une photo montrant les cadavres, ou les fours, ou la montagne de valises. Ou la pile de cheveux coupés. Ce faisant, elle rendrait son nom légitime. Nous pourrions alors espérer que ceux qui passent par cette rue se figent en un effroi sacré ». La forme de remémoration que propose Anders est collective en quelque sorte et elle implique une reproduction à l’échelle de la rue en hommage aux victimes d’un parcours historique, empirique jusqu’à la confrontation à la mort ou presque puisque l’effroi suggéré par Anders, l’effroi sacré, est en quelque sorte la répétition du traumatisme vécu par les victimes avant leur mise à mort, ou de celui des personnes ayant survécu aux coups et à la perspective d’être annihilées. Il y a là l’idée d’une remémoration en mouvement où les corps ne sont pas réduits à leur simple visuel (sans jamais que cela ne dure) potentiellement happé par le nom de la plaque d’une rue. Il s’agit de mettre les corps en mouvement dans un couloir symbolisant et donnant à voir dans chacune de ses parties (maisons) la réalité et l’horreur des camps. Certes la vue serait le sens privilégié là encore, mais chaque fois que le regard se détournerait d’une photo, il ne pourrait échapper à une deuxième, puis à une troisième puis une autre encore jusqu’à la sidération religieuse recherchée. Il s’agit de faire entrer en résonance avec une expérience passée de la confrontation à une annihilation programmée, sélective mais indifférenciée, l’expérience de badauds qui traverseraient cette rue). La mise en mouvement, la marche ordinaire, le déplacement quotidien vers un but ordinaire se heurteraient à une répétition d’interruptions, de blocages, de points de fixation. Le déplacement se vêtirait en quelque sorte des oripeaux du passé. Mais bien plus encore. Chaque pas dans le présent est un pas avec ce qui a construit le présent tel qu’il est. Chaque mouvement si libre d’ordinaire, si anodin est traversé d’une perception à laquelle nul.le ne peut échapper de ce qui a rendu possible ce présent sous sa forme actuelle, ou du moins d’une partie essentielle de sa matière constituante. Chaque pas en avant est également un pas à travers les temps. Ce n’est pas un regard vers le passé, c’est un regard en même temps dans le présent en train de se faire, et la matière organique, sociale, territoriale, politique etc de ce qui a conduit à ce présent là en train de se faire. C’est un regard qui guide et qui arrête. Le mouvement est constitué de cette matière invisible mais présente, désormais (par le biais de ce couloir) devenue visible mais absente. Le mouvement, le déplacement ne peut se défaire de scènes manquantes mais omniprésentes dans la ville.

Cependant, là encore, chaque personne est livrée seule à la réalité de l’horreur du présent, et sa sidération n’est pas gage de remémoration ; instiller la peur, l’effroi religieux, n’est-il pas ce qui interdit toute pensée de l’expérience vécue, créant une forme de sidération, de soumission impuissante et par conséquent d’oubli ? Ce qui se transmet dès lors n’est-il qu’une forme actualisée du traumatisme ?

Les loges de la survivance

« En el fondo de la pecera, sobre una arena muy fina, reposaban miniaturas de barcos, trenes y aviones, ordenados de tal forma que simulaban catástrofes, infortunios detenidos en un mismo tiempo artificial, por encima de los cuales circulaban indiferentes algunos peces rojos. [1]»

Roberto Bolaño, Monsieur Pain

Au fond d’un aquarium, dans un café presque désert d’une ruelle parisienne de la fin des années 30, gisent quelques miniatures réalisées avec une précision infime par deux jeunes artistes. Ils sont animés du désir de partir à New York, et d’y vivre la grande aventure de l’art et de la reconnaissance par leur art ; A paris, ils vivent trop chichement. Assurément, ces reproductions de train, voitures et autres avions en plomb, d’une grande fidélité à leurs modèles fonctionnels et pourtant voués à un éternel repos au fond d’une cage à poissons, donnent à l’observateur attentif un sentiment troublant, mélangeant tristesse et plaisir. Ce dernier ne peut s’empêcher de songer à ce qui a bien pu provoquer le déraillement des uns, ou la chute des autres. La nature océanique, ou du moins sa copie réduite à quelques algues et poissons rouges dans les alvéoles de fragments de roches poreuses, semble quant à elle indifférente au destin pétrifié de ces symboles d’une civilisation de progrès qui continue cependant à grandir au delà des parois de verre. Se rapprochant plus encore, pour n’avoir plus comme panorama que l’intérieur de ce monde semi-inerte, le spectateur sera intrigué par la présence de petits points noirs au sol, qui ne sont ni des cailloux ni des défécations de créatures sous-marines. Il distinguera alors des têtes. Des têtes humaines. Soit qu’elles ont été coupées et reposent le long de la locomotive bleu ciel, de marque allemande, à quelques centimètres de là, soit qu’elles sont encore attachées à leur corps d’appartenance eux mêmes enfouis dans la vase et le sable. « Un reguero de cadáveres, pero ninguno, en el interior del tren, que, salvo por el desgaste del agua, permanecia incólume. » Il n’y a aucun[2] cadavre à l’intérieur du train, qui, en dehors d’une légère usure liée au séjour prolongé dans l’eau, demeure immaculé, indemne, et forme une sorte de prolongement mécanique, mais humain, à une éternité recréée dans un monde clos.

Monsieur Pain est un court roman de Roberto Bolaño publié en 1999, soit quelques années avant sa mort. C’est un récit « fictionnel » des derniers jours, précédant la mort d’un autre écrivain et poète sud-américain, celle de César Vallejo en 1938 à Paris. Ce qui m’intéresse ici n’est pas vraiment l’histoire des moments ultimes de ce poète péruvien, ou plutôt de la vie de celles et ceux qui l’ont côtoyé alors, et tels que Bolaño les a imaginés à partir d’événements ayant réellement eu lieu, mais ce que j’imagine être évoqué par Bolaño à travers eux de ses probables derniers moments de citoyen chilien s’il n’avait pas été sauvé in extremis, par des « gardiens » amis, d’une prison où il était voué à la torture et à la mort. Là non plus, ce n’est pas tant l’histoire de Bolaño qui m’intéresse, évoquée et traitée plus exhaustivement en d’autres endroits, mais ce que ce récit fictionnel d’une traversée qui n’est pas la sienne dévoile d’un réel de son propre temps au-delà de sa mort programmée qui n’eut cependant pas lieu ; je veux parler de son statut de survivant et du lieu qui en fut à l’origine. Du statut de celui qui dans un Chili sous le joug de Pinochet où il était considéré comme un ennemi à abattre, réussit à vivre au-delà de cette vie qui n’aurait dû plus être. De cette mort promise qui fut sienne, il en a gardé sans doute l’écho de la mort des autres, torturés dans les cellules voisines et qui y sont restés, et des silences de la terre chilienne qui recouvre les corps de milliers de disparus. Leurs parents et leurs proches ne renoncent pour autant pas à déterrer les restes de leurs proches un jour, et ce faisant à rendre visible des fragments d’une catastrophe qui reste voilée, recouverte d’un sarcophage de silence, de nécessité faite loi de dépasser les clivages du passé[3]. Bolano fut libéré. Il partit en Europe, et devint écrivain. Sa survie à lui, il réussit à la transformer en vie de l’après-mort-promise, en discontinuité continue, en temps reconquis malgré la prison et les cris des tortures alentour comme signes irrémédiables de sa souffrance à venir. Pour autant si le survivant s’enfuit de sa geôle il n’en part jamais tout à fait. Le survivant est irrémédiablement lié à cet espace clos ; un lieu où le temps se fige dans l’anticipation de sa propre mort. Un lieu où n’existent plus bientôt que la certitude de sa propre finitude et son impuissance à être autre chose qu’un objet aux mains des bourreaux, à l’être déjà en étant enfermé là, sans jugement ni autre raison que la volonté d’écraser, d’humilier, d’anéantir. Et ce dont est imprégné le survivant après sa survie improbable, au-delà des cloisons de cette quasi-tombe, c’est du lien permanent à l’horreur de cette mort à venir et qui n’est jamais venue, de l’impossibilité d’y changer quoi que ce soit, de l’attente sans temps que cela ait lieu. Une attente intemporelle en quelque sorte, forme d’éternité figée dans un temps qui continue pourtant de s’écouler, paradoxe touchant au sublime kantien dont le lieu de torture à venir devient irrémédiablement pour le futur torturé “l’espace et l’instant” de conjonction. Bolano fit le récit de sa détention au moins dans deux nouvelles ou contes, carnet de baile d’un recueil publié en 2001, las putas asesinas, et detectives issue de son premier livre de contes, publié en 1997, Llamadas telefónicas. Dans Carnet de Baile, il ne s’attarde pas, évoque à peine ce qu’il ressent, et décrit de manière presque froide ce qu’il imagine être bientôt son sort « Pensé que me iban a matar alli mismo. » ou la façon dont il attend, la nuit venue, son tour aux mains des bourreaux « De madrugada escuchaba como torturaban a otros, sin poder dormir, sin nada que leer, salvo una revista en inglés que alguien habia olvidado alli y en la que lo unico interesante era un articulo sobre una casa que otro tiempo pertenecio al poeta dylan thomas. » Dans cette écriture au couteau dénuée en apparence de la moindre émotion, quelque chose se dit de l’ordre de la survie, et des moyens qu’un condamné à la torture et à la mort se donne pour continuer à vivre malgré tout, à ne pas sombrer. La survie de Bolaño, physique et psychique, a à voir ici avec l’opposition vécue entre un lieu d’enfermement où le temps s’arrête dans la certitude d’une mort à venir et une maison « d’un autre temps », redonnant au temps sa fluidité et une source dans le passé ; une maison où vécut un poète gallois, Dylan Thomas, géographie et figure de l’extérieur redonnant une existence à un ailleurs au-delà du confinement. Un ailleurs où Bolano n’est pas physiquement présent au moment il lit l’article de ce journal en anglais sur la maison de Dylan Thomas, mais dans lequel il peut se projeter en imagination, en pensée et en adresse. Et il s’y projette d’autant plus facilement que les poètes, dont fait partie Thomas, sont ses maîtres à penser, ses camarades d’intériorité, ses repères depuis l’enfance[4]. Aussi, dans Monsieur Pain, du haut[5] de son éternité d’écrivain qui surplombe d’un demi-siècle l’année de la mort de Vallejo, l’un de ces poètes qui l’ont accompagné toute sa vie durant, lorsqu’il met en scène l’absence d’une catastrophe aux conséquences visibles dans l’aquarium d’un café parisien à la clientèle rare, il nous semble qu’il matérialise un lieu hybride qui a à voir avec sa propre expérience de la survie. L’aquarium prend en quelque sorte les traits d’un improbable lieu chimérique, à mi-chemin entre monde clos et monde ouvert, entre temps arrêté à l’intérieur (de soi et de la geôle) et temps vécu à l’extérieur, entre non-vie de l’intérieur et non-mort de l’extérieur; L’aquarium devient cet «  espace-temps artificiel » projeté hors de Bolano, à partir de son expérience, et dans lequel nous pouvons tous regarder ; un lieu où le hors-temps intérieur (nature « enfermée ») se mêle au temps (humain) extérieur de la contemplation ; un monde clos, éternel, permettant au spectateur de s’y contempler (dans les traces humaines de la catastrophe) alors qu’il n’y est pas (ou plus) ; un lieu où sont enfouis les déjà morts de la catastrophe absente mais visible et devenue éternelle dans la forme inaltérée, rendue à la nature, de ses traces. Ce que l’aquarium devient alors, c’est un lieu de survivance, un lieu recréant l’intériorité muette et hurlante du survivant, comme pour l’en débarrasser, lui donner forme ailleurs afin que d’autres en soient témoins.

La solitude du survivant

Lorsque Monsieur Pain contemple l’intérieur de l’aquarium, peut-être y voit-il un reflet de sa propre histoire. Les trains, de facture allemande, éternellement figés et les cadavres enfouis le renvoient à son expérience de soldat sur le champ de bataille, et à la catastrophe de la grande guerre qui ne se dit pas comme telle dans l’aquarium mais continue à peser en lui, à l’asphyxier. A 21 ans, il eut les deux poumons brûlés à Verdun par les gaz ennemis mais il survécut. Il crut sur le moment que c’était grâce à sa seule volonté. Il se rendit compte plus tard que cela avait eu à voir avec la chance ; Bénéficiant d’une pension d’invalide, mais rejetant une société qui l’avait placé intentionnellement sur le chemin de la mort, il choisit de s’enfoncer plus encore dans la pauvreté (cette pauvreté que partagent les soldats du front, les seuls militaires qui meurent durant les guerres[6]) et adopta les sciences occultes puis le mesmérisme comme chemin de vie. La fiction constituée par Bolano autour de la vie de Monsieur Pain, qui a semble-t-il réellement existé dans l’entourage de Cesar Vallejo, donne à entendre la difficulté du survivant pour faire entendre sa propre histoire et sa solitude après la catastrophe. Lorsque les médecins se demandent comment il a pu survivre malgré ses blessures, ce n’est pas tant pour l’entendre donner sa réponse que pour accepter n’importe quelle explication. Son histoire singulière ne les intéresse pas. Ce qui leur importe ce n’est pas qu’il soit vivant, mais comment il peut ne pas être mort comme tous les autres qui finiront enfouis dans les tranchées ou enterrées là, à quelques encablures par milliers, par centaines de milliers. Le survivant est seul parce qu’il a survécu alors que tant d’autres y sont passés. Et il dérange, du fait de ce statut inquiétant, incompréhensible, quasi magique. Aussi Monsieur Pain embrasse-t-il à bras le corps la magie inquiétante dont il est auréolé pour continuer à vivre sa solitude de survivant, son état de non-mort qui ne vit plus vraiment ; invalide, pauvre, hors-temps social, il fait de la magie, des sciences occultes un lieu de survivance, un lieu qui relie l’instant éternel au présent temporel[7], un non-lieu de vie, et un lieu de non-mort.


[1]Au fond de l’aquariuem, sur du sable très fin, reposaient des miniatures de bateaux, de trains et d’avions, disposées de manière à simuler des catastrophes, des calamités figées dans un temps artificiel, et au dessus desquels circulaient quelques poissons rouges indifférents.

[2]« Un flot de cadavres, mais aucun à l’intérieur du train, qui, hors-mis les dégâts causés par son séjour dans l’eau, était indemne. »

[3]Voir à ce propos les documentaires de Patricio Guzman, et notamment Nostalgia de la Luz (référence)

[4]Références Carnet de Baile

[5]Référence Taubes – pour juger l’histoire il faut être à sa fin, là où elles s’est arrêtée.

[6]– « En cualquier cosa los que luchan en el frente son los pobres, y los que padecen en la retaguardia, tambien. No es asi, Monsieur Pain ?
– Tambien mueron algunos oficiales, Robert.
En verdad no recordaba haber visto muchos oficiales muertos.
Roberto Bolano, Monsieur Pain, P.84

[7]« Relier l’instant éternel au présent temporel, c’est l’œuvre de la magie dont le dernier rejeton est l’art » Jacob Taubes, Eschatologie Occidentale, De l’essence de l’eschatologie, P.9

V for Vendetta

à quoi bon le peuple – la soeur de l’ange N°13

Laurent Vannini – 2014

En 1988, une guerre nucléaire détruit la planète à l’exception de l’Angleterre. Quatre ans plus tard, l’organisation fasciste Norsefire s’empare du pouvoir et confie à un ordinateur, Fate, la destinée du pays. Parmi les déviants internés au camp de Larkhill pour y subir des expérimentations, V seul survivra. Après son évasion et la destruction du camp, il éliminera ses tortionnaires et révélera aux Londoniens les rouages du pouvoir. V porte un masque en permanence. Sa véritable identité n’est jamais révélée. A sa mort, une jeune femme poursuit la lutte tandis que le chaos remplace l’ordre.

V for Vendetta est le premier roman graphique d’Alan Moore. Illustré par David Lloyd, il fut écrit entre 1981 et 1988. Dans un texte paru en appendice de la version intégrale, Behind the painted smile, Moore livre pêle-mêle les terreaux des trois livres et vingt-huit épisodes composant le récit; Pynchon, Huxley et Orwell y côtoient Batman et The prisoner, Milton et Shakespeare, Marx et Matheson[1]. Ces figures hantent la bibliothèque du personnage principal de V for Vendetta et nourrissent sa langue. Son masque renvoie à la personne de Guy Fawkes, qui tenta en 1605 de détruire la Chambre Haute du Parlement et d’assassiner le Roi James Ier afin de ré-instaurer une monarchie catholique en Angleterre

Grand écart historique et écartèlement du peuple

Ce complot, connu sous le nom de «Conspiration des poudres », fut déjoué par les autorités protestantes dans la nuit du 5 novembre 1605. Depuis lors, chaque année, l’Angleterre brûle des figurines à son effigie pour célébrer l’unité préservée du pays. David Lloyd voit en Fawkes autre chose que la figure archétypale du danger criminel. Dans la correspondance préliminaire à l’œuvre entre Moore et Lloyd, ce dernier imagine le personnage de V « as a resurrected Guy Fawkes, complete with one of those papier mache masks in a cape and conical hat? He’d look really bizarre and it would give Guy Fawkes the image he’s deserved all these years. We shouldn’t burn the chap every Nov. 5th but celebrate his attempt to blow up Parliament![2]»  Moore ne cache pas non plus sa détestation de la politique menée par la dame de fer à l’aube de son troisième mandat : « My youngest daughter is seven and the tabloid press are circulating the idea of concentration camps for persons with AIDS…the governement has expressed a desire to eradicate homosexuality…. It’s cold and mean spirited and I don’t like it anymore. »

L’intégrité et la détermination de Fawkes face à un pouvoir Anglais cherchant à convertir la minorité catholique à l’orthodoxie protestante fascinent les deux auteurs. Le rebelle combattra Roi et  Église jusqu’à l’échafaud puisqu’il fera en sorte de se briser le cou avant d’être démembré. Une détermination et une intégrité qui rappellent, dans une temporalité proche de l’œuvre, celles de Bobby Sands et d’autres membres de l’IRA prisonniers des geôles britanniques. Élu député à la Chambre des Communes en avril 81, alors qu’il mène une grève de la faim pour obtenir le statut de prisonnier politique, Bobby Sands ne pourra jamais y siéger et restera un criminel aux yeux du pouvoir. Il meurt en prison en mai 1981 et la Representation of the People Act présentée par le gouvernement Thatcher et votée quelques mois plus tard permet d’éviter qu’un autre gréviste de la faim de l’IRA ne soit élu Member of Parliament. Cette loi, votée alors que les soutiens nationaux et internationaux au député Sands ne cessaient de grandir, matérialisa l’idéologie sous-tendant le concept de peuple. Le 5 mai 1981, lors d’une séance de questions parlementaires, le MP Duffy souligne l’intransigeance de Thatcher face aux demandes des grévistes de la faim et ses conséquences sur l’opinion publique nationale et internationale. La première ministre reste de marbre : « Her Majesty’s Government are on the side of protecting the law-abiding and innocent citizen and we shall continue in our efforts to stamp out terrorism. Mr. Sands was a convicted criminal. He chose to take his own life. It was a choice that his organisation did not allow to many of its victims.[3] ». D’un côté les terroristes, de l’autre les citoyens « law-abiding and innocents ». De l’innocence comme conséquence de l’obéissance aux lois, ou secondarité, dans la formulation même de la dame de fer. Du terrorisme comme conséquence d’une désobéissance à la loi, comme marque de la non appartenance au peuple.

Le récit V for Vendetta s’ouvre sur cet écartèlement entre terroristes et citoyens un certain 5 novembre 1997. Moore y fonde son rapprochement entre deux périodes historiques séparées par cinq siècles ; d’un côté, un écartèlement du peuple rendu audible pour le lecteur à l’endroit même où il se creuse, c’est-à-dire dans la voix de la destinée de Londres et de ses habitants, the voice of Fate ; de l’autre, un grand écart, et un rapprochement dans l’écart, entre deux temporalités de l’Histoire de l’Angleterre, rendu visible par la présence tutélaire de Guy Fawkes.

V and the voice of Fate…

 « Good evening London, it’s nine o’clock and this is the voice of fate broadcasting on 275 and 285 in the medium wave…it is the fifth of the eleventh, nineteen-ninety-seven.»

The voice of Fate unifie la ville et ses habitants. C’est la voix d’un acteur qui transforme en flots de paroles prophétiques les algorithmes de Fate. La langue humaine sert de carapace au langage machinique, et la voix ne saurait être contestée . Par son biais, le « corps » du système totalitaire fait entendre ses décisions, ordonne et prescrit l’état du monde. L’augmentation de la production d’œufs fait écho à l’heure exacte de début d’une averse ou à l’arrestation de vingt terroristes en attente de leur jugement immédiat. Elle est diffusée en tous lieux de la même manière, par des hauts-parleurs dans les rues, à la télévision ou à la radio, et aliène toute distinction entre passé, présent et futur ou différence entre intériorité et extériorité. Aussi lorsqu’elle s’élève dans la nuit londonienne en ce 5 novembre 1997, c’est la voix d’un soliloque qui s’élève et non d’un monologue ou d’une invitation au dialogue ; le soliloque d’un être (Norsefire) doté d’un cerveau électronique qui s’exprime dans le langage de l’objectivation – l’averse annoncée commencera exactement à l’heure dite. C’est le soliloque d’un être constitué par des organismes de répression portant le nom d’organes humains, comme Finger ou the Nose. Des organismes qui deviennent les organes du corps londonien par la seule force du langage informatique revêtu de la langue commune.

Fate est devenu la conscience informatisée d’une ville automate. Il a remplacé les institutions que voulurent détruire Guy Fawkes et ses comparses en 1605, soit le Parlement et le Roi qui symbolisaient l’autorité déterminant le peuple anglais. Dans la fiction contemporaine, ces bâtiments ne sont plus que des coquilles agitées comme fictions d’autorité par Norsefire. Plus aucune décision n’y est prise. Et lorsque V fait sauter Westminster, il accomplit le vœux de Fawkes et révèle le statut de ruines de ces institutions. Sans ces illusions symboliques, le parti fasciste ne peut plus simuler sa continuité avec une histoire politique censée reposer sur l’émergence de la vox populi, et the voice of Fate et ses organes de répression apparaissent comme les seules instances décisionnelles. Libéré d’une symbolique de façade qui ne le protégeait que de son devenir,  restitué à un temps qui peut enfin s’écouler au delà des ruines, ledit « peuple » se voit livré à lui même et directement confronté aux instruments de son aliénation.

Fate and the choice of V.

Très tôt dans le récit, V se réapproprie son devenir historique en invoquant des figures tutélaires d’un temps et d’un espace abolis par la dictature. Il incarne la multiplicité de l’oublié dont il est issu, par ses emprunts aux poèmes de Milton, aux préceptes politiques de Weishaupt ou encore aux vers de Valérie, une actrice lesbienne qui mourut dans le camp de Larkhill. Ce faisant il renoue avec une dynamique mnésique dans une société à l’imaginaire et la mémoire figée. Sa vendetta vise à éliminer les responsables du camp où il fut emprisonné et torturé. Mais elle croise en permanence sa guerre contre Norsefire. L’histoire personnelle de V s’ancre par conséquent dans une histoire plus large ; elle en est une portion infime mais active. Pour autant elle ne la recouvre jamais ni jamais n’est recouverte par elle. Dans l’écart entre ces deux histoires qui se superposent sans jamais se substituer l’une à l’autre, se crée un espace et un temps d’une expérience singulière pour les habitant de Londres. Lorsque V s’empare de Fate, de la machine et des instruments techniques de la répression, pour modifier progressivement le discours délivré aux habitants de Londres, ce n’est pas tant pour prendre la place de Fate et formuler un autre discours, que pour rendre évidente la machinerie discursive ; le discours derrière la technique et la technique muée en voix. Les messages d’amour et les poésies qu’il envoie ponctuellement depuis Fate créent une rupture dans le soliloque, une latence dans la linéarité du non-temps machinique, autorisant chaque habitant, dont le leader de Norsefire, à dissocier leur récit de la narration prophétique. La langue commune est réinvestie d’une force symbolique dans l’écart et les émotions surgissent à nouveau. À partir de deux histoires composant son récit, V for Vendetta nous renvoie aux milliers de récits constituant la narration d’un peuple en devenir et de son histoire. Aussi, afin que cette expérience reste un mouvement, V ne peut-il prendre ni la place de Fate ni celle du leader. Face aux discours du pouvoir pur, de l’itération identitaire et du peuple comme processus machinique de son maintien, V oppose son will ; ce vers quoi il tend et le mouvement induit, mais également ce qu’il souhaite transmettre, son héritage, soit la possibilité d’un écart pour ceux qui prendront le relais. Evey, emprisonnée, torturée puis libérée par V, est la figure première de la répétition dans l’écart. Elle ne souhaite pas connaître l’identité de son tortionnaire et libérateur lorsqu’il meurt. Et lorsqu’elle revêt le masque au sourire figé de Fawkes, elle ne prend ni la place de V ni celle de Fawkes mais rend visible dans la mise en œuvre de son expérience singulière, la continuité du fugitif : de ce qui ne peut être réduit, ni soumis. À l’instar du Parlement incapable de protéger de l’aliénation les individus regroupés sous le concept de peuple, ou d’une langue dévorée de l’intérieur par le langage hors-temps de la machine, le masque de Guy Fawkes n’est autre qu’une allégorie. Il ne préserve pas plus d’une identité figée, qu’il ne confère à celui qui le porte l’expérience longue et douloureuse de la libération. Guy Fawkes redevient non pas le personnage historique traversant les âges pour secourir une ville en proie au mal totalitaire, comme pourrait le suggérer le faciès figé du masque de V, mais la figure de l’écart et de la transmission. Dès lors le « peuple », ou celles et ceux le composant, ne peuvent être qu’un mouvement, une multiplicité inconnaissable. Si l’on cherche cependant à en saisir un instant, une image, cela ne peut se faire que dans l’écart singulier du mouvement observé avec le concept de peuple. Un concept-miroir qui fut créé par le hors-peuple des souverains, et dans lequel les membres dudit peuple voient désormais la permanence (le hors-temps et l’éternité, le verbe divin et son alter-ego algorithmique) et l’itération (la consanguinité et l’hérédité, ou leur réplication machinique) de ce qui les emprisonne.

Moore et son temps, Fawkes à tous les temps

L’auteur de dystopies s’empare d’un objet dont il ne peut faire directement l’expérience (un temps et un espace imaginés à partir du présent d’écriture) pour connaître un objet dont il ne peut s’emparer (le présent à la fois fuyant et se répétant).La force de V for Vendetta est de garder l’écart entre le présent dont Moore et Lloyd subissent les assauts et le présent fasciste contre lequel se bat V. Si the voice of Fate est distribuée par un département de propagande et suggère que la machine discursive au centre du dispositif fasciste contrôle le champ politique autant que le champ médiatique, qu’elle les constitue tous deux et les rend équivalents, elle n’est cependant pas décrite comme la voix des « média » traditionnels des années Thatcher. C’est au lecteur de faire ce lien dans son présent de lecture, dans son présent d’accomplissement de la métaphore littéraire, et de faire de l’écart induit un espace d’imagination à partir de son présent. Pour autant, l’écart proposé par V for Vendetta a souvent été recolonisé à sa réception par un imaginaire sans imagination. Dans l’adaptation cinématographique de 2006, V envoie par colis postal le masque de Fawkes à tous les habitants de Londres. Ils le porteront en signe de protestation, matérialisant l’idée d’une communauté de conscience et de résistance contre le pouvoir désigné sous la forme traditionnelle du leader tyrannique ; le problème n’étant plus le pouvoir et ses outils de permanence et de réitération, mais celui ou celle qui le détient. Il suffit aux habitants de Londres de porter ce masque, à l’instar d’une relique protégeant contre le feu du dragon, pour re-devenir le peuple-concept; uni, solidaire et conscient de son identité retrouvée dans la chute du tyran. Lorsque dans l’œuvre littéraire, les londoniens se soulèvent, c’est un vent de confusion qui souffle dans les rues. Personne ne sait, personne n’a vécu encore ce présent là ; l’ancienne peur de la répression est remplacée par une peur nouvelle, celle de la libération. Et la violence qui en découle est une étape nécessaire au lent mouvement vers l’anarchie imaginée par V, sans leader ni instance mécanique de réitération du pouvoir. « Oh, you tortured me…Oh God, why ? » demande Evey en larmes à V après que ce dernier l’a enfermé et menacée de mort en se faisant passer pour l’un des chefs de la junte. « Because I love you…Because I want to set you free. ». V n’est pas un héros, encore moins un super héros. C’est un survivant et il sait que l’expérience de la libération ne peut se résumer au seul port d’un masque, qu’il s’agisse du visage plastifié de Fawkes, de Batman ou de Kick-Ass. Plus récemment le mouvement Anonymous s’est également emparé du masque de Fawkes pour signifier l’anonymat des hacktivistes de la communauté et la défense de la liberté d’expression. Les illusions d’une idée de révolution 2.0 qui ont entouré le printemps arabe ne sont pas très loin, rendant iniques ou presque dans le discours la confrontation physique aux mécanismes répressifs du hors-peuple. La critique des technologies dans leur perspective historique se voit reléguée derrière la dimension de l’usage et la qualité de ceux et celles qui les utilisent.  Là où V recréait un écart entre langue de temps et d’expérience, et algorithme hors-temps et hors-expérience, les anonymous cherchent à les lier éternellement dans « la liberté » pour le réseau. Ce qu’on libère désormais ce sont les logiciels, le code et les espaces numériques d’expression. A quoi bon le peuple dès lors ? La question est auréolée d’une puissance affirmative, comme si la représentation avait déjà eu lieu. Sans savoir précisément ce qui a disparu, ce qui a pu être là et qui ne l’est plus, ou plus comme tel, on cherche de nouveau à connaître et reconnaître ce peuple par une idée, une identité, un masque ou un concept. V répond par un écart derrière les lèvres figés du sourire de Fawkes « First you must discover whose face lies behind this mask, but you must never know its face... ». Puis il fait exploser le parlement.


[1]    Richard Matheson, écrivain et scénariste états-unien, auteur de « Je suis une légende, 1954.

[2]    Alan Moore & David Lloyd, V for Vendetta, Behind the Painted smile, Vertigo (DC Comics), 1990 – texte disponible à la page web suivante : http://www.freewebs.com/vforvendettagallery/BehindTheSmile/behindthesmile.htm

[3]    http://www.margaretthatcher.org/speeches/displaydocument.asp?docid=104641

We’ve got to go someplace, find something.

Jack Kerouac, On the Road

Le rebond.

Je regardais une vidéo d’un cours d’Amy Hungerford, professeur de littérature contemporaine, consacrée à On the road de Jack Kerouac. J’étais traversé des souvenirs du séminaire consacré à Kerouac par Jean-Max Gaudillière, accompagné de Françoise Davoine qui prenait alors toutes ses réflexions en notes, et auquel j’ai assisté et participé en 2012. Ce fut l’année de plusieurs rencontres. Éric et Joelle dans le réel au présent. Kurt Vonnegut dans le réel au passé. Pour ce dernier, ce fut plutôt l’occasion d’une redécouverte. Je me souviens de la tristesse éprouvée en 2007 lorsque j’avais appris la mort de Vonnegut. Jean-Max Gaudillière était passionné de littérature, et de littérature américaine plus particulièrement. Il y avait chez lui, et sans doute chez Françoise Davoine également, une admiration profonde pour les États-Unis en général, même si leurs séminaires ne traitaient pas exclusivement, loin de là, d’auteures américains, ou de psychanalystes états-uniens. Françoise Davoine avait écrit un livre sur Don Quichotte, par exemple, et préparait me semble-t-il à cette époque son livre suivant sur Tristram Shandy. Mais le fait que leurs enfants (puisqu’ils formaient également un couple hors séminaire) vivent aux États-Unis, l’un d’entre eux du moins si ma mémoire ne déraille pas trop, faisait pencher la balance critique positivement à l’égard du pays dans son ensemble. Et peut-être et surtout, le fait qu’ils aient été accueillis dans leur travail et leurs réflexions bien plus favorablement par leurs confrères psychanalystes et psychiatres américains (travaillant plus particulièrement sur le trauma), n’y était sans doute pas pour rien. Ce n’est en rien pour réduire leur capacité critique que j’évoque ces deux raisons probables de leur attachement au continent américain, et à ce qui s’y produit ou s’y produisait là-bas notamment dans le domaine littéraire, mais parce que c’est à cet endroit que s’est construit un lien avec eux, et avec Jean-Max Gaudillière notamment. L’année du séminaire était consacrée donc à On the road, et plus largement à l’œuvre de Jack Kerouac. L’intitulé du séminaire était l’écriture de la folie me semble-t-il (littérature et folie peut être de façon plus générique) et d’une année à l’autre, alternativement, Jean-Max Gaudillière et Françoise Davoine proposaient une auteure ou un thème et s’y consacraient durant 2 heures chaque semaine le vendredi matin. Gaudillière, avait retracé la biographie de Kerouac, ses origines, son milieu familial, sa langue première, le français du Massachussetts, puis commencé à aborder sa littérature. Je me souviens qu’il s’était longuement arrêté sur le rapport entre le Jazz, tel que Kerouac le donnait à entendre dans on the road, le beat, en tant que mouvement, et l’expérience même de Kerouac, sa façon d’entreprendre la littérature. Il parlait d’une volonté de décrire le monde tel qu’il est, de recouvrir le monde du langage en quelque sorte, d’en faire une deuxième peau littéraire semblable à sa première empirique. La continuité du rouleau sur lequel Kerouac écrivit son manuscrit, le beat frénétique du jazz, l’intensité avec laquelle Gaudillière évoquait la forme de folie particulière à Kerouac, et l’admiration qu’il lui portait en quelque sorte, pour la forme d’écriture de cette folie. Quelque chose me gênait. Quelque chose d’hybride. Il y avait tout d’abord cette admiration sans frein pour les États-Unis évoquée plus haut, qui prenait des allures de déni lorsque tous deux évoquaient leurs rencontres avec des tribus natives et le fait souligné par eux qu’elles cherchaient à s’adapter, à avancer plutôt qu’à revenir sur un passé de massacre, ce qui était surprenant de la part de personnes ayant toujours refusé de séparer histoire et trauma. Et puis il y avait cette admiration pour l’écriture de Kerouac. Je venais d’achever une année auparavant la traduction de From Counterculture to cyberculture de Fred Turner, et y avait approché le mouvement de la beat generation. L’image que j’en avais était celle d’un mouvement apolitique, ou plutôt qui se désintéressait des combats politiques de son époque, et prônait une approche spirituelle de l’existence, un approfondissement du lien au monde par les drogues, les formes religieuses ou sociales des natifs, la vie en communauté en dehors des villes, la pratique d’un art, les relations sexuelles débridées et une certaine forme de neutralisation du temps et de l’espace, de renfermement du monde sur l’expérience du présent. L’époque n’était certes pas drôle, guerre froide et peur d’un conflit nucléaire terminal, guerre du Vietnam, lutte des noirs pour leurs droits et contre les lois Jim Crow toujours en vigueur, montée en puissance d’un capitalisme identitaire, chasse aux sorcières maccarthiste etc. Pour autant, les artistes de la beat generation ne prenaient part à aucun des mouvements de résistance existants dans la société états-unienne de l’époque, privilégiant comme le rappelait Fred Turner dans l’exemple de Stewart Brand des problématiques qui leur étaient propres, celles d’américains mâles blancs hétéros bien éduqués, disposant d’un peu d’argent. Lorsqu’il fut reproché à Stewart brand par un lecteur du Whole Earth Catalog son isolationnisme, et son inintérêt pour les combats des noirs ou des femmes, Brand répondit que la lutte pour les droits civiques était le combat des noirs, pas le sien. A chacun son combat en quelque sorte. Lui se battait pour ne pas devenir un rouage dans une machine sociale soviétique. J’étais sans doute encore très en colère, non pas d’avoir traduit ce bouquin, mais de savoir que des personnes comme Brand, Casey ou Kelly avaient façonné notre regard moderne en faisant de l’ordinateur l’espace et l’outil de libération personnelle au même titre que le LSD. Et que nous étions tous en quelque sorte les héritiers de ces mâles blancs privilégiés, qui avaient peur de disparaître dans l’imaginaire politique de l’homme-machine soviétique aux portes des États-Unis.

En parallèle, j’avais depuis peu repris la lecture de Kurt Vonnegut, né la même année que Kerouac, étranger par sa langue première également à un monde hostile aux allemands dont il était le signe et le représentant en terres de résistance contre l’Allemagne depuis la première guerre mondiale. Vonnegut n’avait pas échappé à l’armée et avait failli mourir à de nombreuses reprises en Europe. Kerouac lui avait été réformé assez rapidement, sur le diagnostic d’un « trouble de la personnalité Schizoïde ». Par ailleurs, j’avais également entamé la lecture de A people history of the United states d’Howard Zinn, entre autres textes rappelant le rôle des États-Unis depuis leur création dans le massacre des populations natives. Le manifest destiny décrit dans les années 1840 avant la guerre de conquête du Mexique était toujours à l’œuvre dans les années 1960, l’infiniment petit rejoignait l’infiniment grand dans les discours politiques, celui de Kennedy notamment, et les combats des noirs américains exemplifiés par James Baldwin ou Ralph Ellison, en littérature pour le moins, indiquaient la violence faite aux minorités dans le pays de Kerouac et des poètes de la Beat. Vonnegut n’était pas moins dingue que Kerouac, sans doute sa folie était-elle différente cependant, puisque toute folie est singulière. Mais son écriture ne fuyait pas l’expérience d’un monde destructeur en essayant de le recouvrir par le langage, ou un langage, et en le limitant à la seule expérience immédiate du voyageur sur la route qu’avait été Kerouac. J’avais réagi vivement à l’annonce faite par Gaudillière de l’écriture comme manifestation de la folie dans le corps du texte de Kerouac. Bien évidemment, cela était sans doute vrai. Mais cette forme de production littéraire et de corporalisation de la folie était du même ordre à mon sens que la réponse de Brand au lecteur du Whole Earth Catalog, et manifestait surtout un rapport au monde exigu, refermé sur soi et faisant de l’art une forme à part, détachée du monde dans lequel il était produit. J’avais alors évoqué Vonnegut et une toute autre direction prise par sa folie et son écriture ; une production littéraire qui ne cherchait pas à copier le monde et le recouvrir, mais qui cherchait à lui donner sens dans l’écart ; un écart renforcé par l’utilisation d’éléments de science-fiction, mais qui renvoyait également au traumatisme vécu par l’auteur qui ne pouvait approcher le cœur de son mal être qu’avec précaution, usant de métaphore, d’humour, de personnages à la fois très proches et très distants. Et Vonnegut prenait parti politiquement contre l’empire états-unien et son entreprise de colonisation militaire et culturelle. Pilgrim de Slaughterhouse 5 est métaphoriquement Vonnegut ; c’est un double de Vonnegut, mais n’est pas Vonnegut, et c’est dans l’écart que la Folie de Vonnegut peut s’installer ; non pas se résoudre, mais changer de forme, devenir supportable. Vonnegut décida d’arrêter d’écrire dans les années 1990 car il disait ne plus rien avoir à écrire (Vonnegut répétait les mêmes thèmes dans ses ouvrages qui prenaient souvent des formes similaires de mélange d’expérience personnelle et de projection fictionnelle), et choisit une autre forme d’expression, le dessin. Sal Paradise de On the Road est littéralement Jack Kerouac. Et rien si ce n’est le nom ne permet de les différencier. C’est cela que je trouvais insupportable dans l’éloge faite de la littérature de Kerouac, là où elle inflige une forme de rapport au monde exigu, refermé sur soi sous des apparences trompeuses de vertige du voyage, de la découverte, de l’aventure. Gaudillière m’avait interpellé en fin de cours, et je lui avais proposé de valider le séminaire qui comptait dans mon M2 en Arts et Langages sur Vonnegut. Ce travail m’avait valu une très bonne note en fin d’année, et lorsque nous nous sommes vus pour sa critique de mon travail (qu’il n’a pas manqué d’accompagner d’une critique du style et des fautes de conjugaison, du subjonctif notamment « après que demande l’indicatif ! »), il m’avait surpris en m’annonçant qu’il allait choisir Vonnegut dans le cadre de son séminaire en 2014, « pas tant parce que vous m’avez proposé ce travail même si je ne connaissais pas Vonnegut, mais surtout parce que mon fils est en train de lire toute l’œuvre de Vonnegut ». Cela m’avait fait sourire. Je me disais qu’il devait être difficile pour lui d’admettre qu’un inconnu lui avait donné une idée de séminaire, et il fallait bien faire de son enfant, états-unien d’adoption et lecteur de « Tout » Vonnegut, la source de son désir. J’étais à la fois « honoré » de ce demi-aveu, et un peu abattu, renvoyé à ma vieille peur de ne pas « être assez », et donc de ne pas faire assez, même si les deux ne sont liés que dans ma propre folie. Il avait à la fois, consciemment ou non, donné raison à ma colère, et montré son insuffisance. Pour le dire un peu vite. Il y eut tout de même le projet de traduire Timequake et une rencontre avec Gaudillière dans ce cadre qui aurait sans doute beaucoup aimé que cela se fasse. Puis, nous avons appris que Gallmeister avait racheté les droits de traduction des romans de l’auteur. Puis Jean Max Gaudillière est tombé malade.

Six ans plus tard, en pleine période de confinement, alors que je cherche un souffle dans l’écrasement du temps et de l’espace que cette période impose, je regarde la vidéo du séminaire d’Amy Hungerford consacrée à Kerouac, et trouve un point d’ancrage historique, empirique et intellectuel. Sa lecture, qui précède la mienne, indique un Kerouac rendant plus hommage à une société consumériste en pleine expansion qu’à une communauté d’hommes et de femmes libres. La quête d’un langage comme exacte reproduction du monde vécu, n’est pas tant une quête d’affranchissement, de libération, de sortie de folie par le monde pour l’auteur, mais une tentative d’enfermer le monde, de le réduire à sa seule expérience personnelle, tout en prônant son immensité. Cela n’est pas bien différent de l’entreprise plus large états-unienne de se défaire des « limites » du monde en invoquant l’infiniment grand (conquête spatiale) et l’infiniment petit (conquête moléculaire et atomique) et d’identifier le progrès au dépassement de ces limites. Il s’agit toujours et encore de la même démarche d’un manifest destiny qui consiste non pas à élargir le monde, mais le restreindre à une forme de pensée, de discours, de langage.

Mondes ouverts, monde fermé.

 We’ve got to go someplace, find something.

Cet extrait de Kerouac sonne comme une prophétie. C’est une boucle. Et c’est un éternel recommencement. Il ne s’agit pas de l’éternel recommencement de l’expérience (de la répétition et donc de la différence), mais de l’éternel recommencement de toute chose. Temps zéro. Il y a là l’écho de la fuite du monde, de l’oppression sociale et politique, de la nécessité de vivre, de la survie comme mode de vie. Etonnamment, le « we » sonne comme un « Je » qui englobe le monde plus qu’il ne se relie à lui par la présence de l’autre. C’est un « Nous » ou peut-être un « On » qui part du je, qui donne au « Je » la place du starting block, du compteur remis à zéro, car il faut bien partir de quelque part pour aller quelque part, trouver quelque chose. L’errance semble valorisée, le cheminement, ce moment où on se fie aux étoiles, au bruit de nos semelles sur la terre, à la bourrasque dans le buisson juste devant, au frisson de bas de t-shirt mouillé, l’instant où l’on ne pense plus, où l’on écrit, marche, martèle, dessine, et que le temps se dilue dans le faire. Cela pourrait sonner comme une ode au temps présent, à l’insouciance, au carpe diem du cercle des poètes disparus, à la légèreté de la pensée disparue, à la sobriété de l’acte couronné, à son avant et son après qui ne sont qu’une seule et même intention. Mais quelque chose cloche justement. Il y a là une insistance, une présence maléfique, un genou au milieu du dos, un canon sur la tempe. D’abord l’injonction. Il faut. Nous devons. On doit. Y a pas le choix. C’est comme ça. We’ve got to. C’est viscéral, on doit sortir de là. Le prisonnier qui débarque dans sa cellule après le jugement. Il doit sortir de là. L’ado au pied de son lit qui n’a plus de larmes. Elle doit sortir de là. Les cambrioleurs, quelques liasses restantes, gorges sèches, mains moites, la sirène au loin. We’ve got to go. C’est l’urgence qui donne le ton. Elle est motrice. Et le moment de réalisation que l’urgence est à notre porte, crée un point dans le temps et l’espace, dans l’expérience qui rend palpable ce temps et cet espace, un point fixe, un point de départ, un point de non-retour. We’ve got to go. On ne peut pas rester « là », en ce point « là ». L’urgence rend invivable l’endroit et le moment d’où l’urgence est vécue. Après avoir rendu le présent invivable comme tel, elle impose de faire de soi le transformateur du temps et de l’espace constituant ce présent. We’ve got to go. Bien sûr, il y a prise de conscience, il y a décision, il y a là un hommage appuyé à la force de celle ou celui qui prend conscience de l’impératif. D’autres restent sans doute. D’autres ingèrent l’urgence, l’enfouissent, la nient. Tandis que ce « we » là se débat. Et s’apprête à triompher de ce qui provoqua l’urgence. « We’ve got to get out of here ! ». Et puis, lorsque ce « we » là est bien décidé, lorsque les postillons de la révolte sont encore frais sur le miroir ce matin-là de la réalisation que plus rien ne devra être comme avant, l’intention se précise, et le « here » du désarroi peut enfin se transformer en « there » de l’espoir. Mais en réalité, le there n’est pas là. Pas encore là. Ou bien juste en filigrane. Comme une intention lointaine qu’on ne sait pas encore comment atteindre. Et « we’ve got to go » se prolonge d’un someplace, d’un ailleurs indéfini, d’un « quelque part » qui n’est pas le here de l’urgence vécue. Le mouvement induit par « we’ve got to go » donnera la première tonalité, la première texture à l’imaginaire du « someplace », on part d’ici pour aller quelque part, mais on ne sait pas où. Seulement partir signifie prendre une direction, à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas, le long du mur, le long de l’école… L’urgence est impitoyable ; soit on reste et on crève, soit on bouge et on vit. Le mouvement importe, le someplace viendra à mesure que le mouvement se dessinera. Il y a là quelque chose d’un hommage également au cheminement, à la force du mouvement, et à ce qu’on déplace avec soi comme intention même fantômatique. Partir pour aller quelque part. Mais partir d’abord. C’est un voyage et un voyage ne demande pas forcément de « savoir » ou de « connaître » là-où on va. On peut imaginer un quelque part, comme Sal Paradise imagine l’ouest états-unien en partance de New York, mais là où on arrive n’est jamais vraiment là où on imaginait partir. Seulement voilà. Ce que nous rappelle Amy Hungerford dans son séminaire sur On the road, c’est que cette recherche d’un ailleurs, qui détermine le fait de « trouver quelque chose » « find something », (someplace et something deviennnent quasi synonymes dans la quête de Paradise, puisqu’il s’agit de donner forme dans la langue à l’expérience en tant que telle, au monde en tant que tel ; cependant cette quête de l’ailleurs, le mouvement vers someplace est nécessaire pour que something soit trouvé), se fait dans un cadre bien précis, celui d’un milieu d’intellectuels produisant de la poésie et fasciné par les gens du vrai monde, et s’appuie sur des choses qui n’ont rien d’utopique dont l’argent en premier lieu. Si Sal Paradise peut partir lors d’une de ses virées dans le livre, c’est parce qu’une amie vient de lui prêter 100 dollars. En second lieu, ces virées finissent toujours par un retour « en famille », ce ne sont que de faux départs, des départs pour mieux revenir à l’endroit toujours fixe de l’urgence vécue précédemment. Enfin et surtout, Sal Paradise ne sort pas de la société de consommation qu’il semblait pourtant dénoncer par un appel à l’aventure, au voyage, au hasard… lorsqu’il revient avec un peu d’argent en poche dans sa famille après un périple, il achète un réfrigérateur électrique, le premier de la famille. Peut-être la pire des choses à mon sens, c’est le fait de prendre la figure de l’autre, de celui qui fait rêver, Dean Moriarty, comme un modèle, une forme de vie admirable en soi, pour sa manière de parler, d’être, de baiser… et de vouloir être lui ou elle, et donc de s’en approcher, de vivre à ses côtés, de le laisser se dire, de discuter avec lui ou elle, puis un jour de revenir chez soi, riche de cette forme d’expérience vampirique, et de ne voir toutes les personnes rencontrées que sous la forme de figures, celles du noir, du mexicain, même s’ils ne sont pas donnés à entendre comme tels, mais par des expressions de visage, des rires, des corpulences… tandis que celles et ceux-là mêmes qui fascinaient tant et qui sont devenues des personnages, des figures, des instances dans la langue des poètes du beat, continuent par ailleurs de galérer dans leur monde, attachées à leur histoire et incapable de « go someplace » else… Lorsque les communalistes décrits par Fred Turner partirent à l’aventure, vers la nature, hors des villes, ils achetèrent à bas prix des maisons de paysans obligés de quitter leur terre, qui vinrent s’amasser dans les banlieues des villes en question, incapables de trouver de quoi se loger décemment avec l’argent récolté.

Tout semble écrasé historiquement, ne reste plus que l’expérience de l’instant et sa saisie comme fin en soi, sa saisie sous forme de mot, mais avant cela sous forme de « consommation avide », d’absorption, de fascination exercé par l’autre dans son « jus » et d’admiration pour la nature de ce qui est là, différent, et que la langue de Kerouac peut redonner à vivre, peut faire sentir exactement comme elle a été vécue. Aucun écart n’est possible. Le mouve ouvert du voyage annoncé par « We’ve got to go someplace, find something » se révèle en vérité un monde fermé dans et par la langue qui le retrace.

There is a relentless seeking sense that’s at the heart of this work.

The search for a language as the adequate analog to experience, a language that is itself a kind of experience, and further, that is an ecstatic, mystical kind of experience.

Absolute immersion in the culture of consumption.

Ce à quoi m’a fait songer également ce « we’ve got to go someplace, find something », c’est aux jeux vidéo de survie, comme Scum, Dayz, ou d’autres encore dans lesquels les joueurs n’ont pas de quête à poursuivre, d’objectifs à atteindre, de mission à accomplir, ni ne suivent une forme de narration vidéoludique, mais doivent simplement trouver de quoi se nourrir, boire, stocker des provisions et des armes et survivre le plus longtemps possible, sous la menace de zombies, de machines ou encore et surtout d’autres joueurs qui se retrouvent « en ligne » au même moment. Lorsqu’on commence une session de jeu, qui n’est pas vraiment une « partie » avec un début et une fin, il n’y a qu’un objectif : survivre. Ce qui signifie impérativement d’aller quelque part (Pour les plus téméraires, les endroits où le Player Versus Player est le plus fréquent) de trouver quelque chose (des armes, de la nourriture, des vêtements, des outils…). Et lorsqu’un « personnage », sans nom, sans histoire, meurt dans le jeu, un autre « personnage » peut respawn (réapparaître, ou renaître) quelque 15 à 45 secondes plus tard, à un endroit aléatoire de la « carte » qui est définitivement devenue le territoire, et reconquérir habits, nourriture, et armes. Le sac à dos étant une priorité absolue puisqu’il faut bien transporter ses provisions pour aller quelque part. La chose la plus intéressante dans ces jeux, c’est que les objets collectables par les joueurs /personnages respawn également ; pas au même endroit, pas au même moment, mais les administrateurs de serveurs sur lesquels sont hébergés les sessions de jeu multi-joueurs (pouvant accueillir jusqu’à environ 100 joueurs) déterminent la fréquence des réapparitions d’objets sur la carte, et la nature de ces objets (plus ou moins de nourriture, de vêtements, d’armes, de munitions etc). Il y a là un vrai paradis perdu d’objets, et l’imaginaire utopiste d’un capitalisme comme corne d’abondance, grâce auquel il est possible de consommer sans interruption, sans lien avec le monde réel de la production des objets consommés. Je l’ai déjà écrit ailleurs, mais les jeux vidéo ne sont pas les premiers à avoir assumé cette qualité présumée du capitalisme, ou à l’avoir mise en scène ; je pense en particulier à Dhalgren de Samuel Delasny. Débarqués dans la ville « mythique » de Bellona, les jeunes hommes et femmes en quête d’ailleurs se soucient peu de la catastrophe qui a fait fuir la population. Ils et elles s’y installent, semblent re-découvrir le monde, vivre de nouveau en harmonie, et ne soucient aucunement du fait que dans les supermarchés abandonnés par leurs propriétaires, les objets « respawn », comme par miracle, leur permettant de vivre leur illusion le ventre plein.

Les yeux augmentés 

Table ronde : Évolution de la lecture en sciences humaines / Colloque Les éditions en Sciences Humaines à l’ère du numérique / Ambassade du Brésil

Les yeux augmentés

J’aimerais commencer cette présentation par une image, celle que chacun d’entre vous créera à l’évocation d’une rencontre qui eut lieu à la fin des années 20 et qui nous est rapportée par l’un des protagonistes dans un livre traduit en français aux éditions rivages il y a quelques années. Nous sommes dans un musée allemand devant un tableau de maître. Se tiennent là un homme et une femme qui regardent le tableau. L’homme parle. La femme écoute. Elle a de longs cheveux noirs, bouclés, de grands yeux verts et semble absorbée doublement, par les mots de l’homme et par la scène encadrée devant son regard. L’homme est mince, les épaules droites, de petite lunettes rondes surplombent un visage émacié, il a un sourire aux lèvres tandis que ses yeux circulent du tableau à la femme qui boit ses paroles. « Son regard empli d’étonnement et de gratitude me saisit sans cesse quand, au Kaiser Friedrich Museum, j’ouvre ses « yeux augmentés », comme elle le disait, devant les tableaux, en traduisant ceux-ci dans l’ordre du langage. » Quelques cinquante ans plus tard, tandis que cet homme rassemble ses souvenirs pour rendre hommage à celle qui fut sa première femme et qui vient de mourir, il se souviendra de cette scène et la partagera avec nous dans l’ordre du langage. Je ne sais ce qui apparaît derrière vos yeux, ou ce qui apparaîtra demain devant vos yeux lorsque vous songerez de nouveau à cette scène, et la redonnerez à entendre à d’autres, à l’instar de conteurs en herbe suivant les images qui se dressent devant eux pour redonner à entendre un conte entendu quelques années plus tôt et ce dans leurs propres mots. Pour ma part,  lorsque j’évoque intérieurement Günther Anders[1] et Annah Harendt contemplant des tableaux dans ce musée berlinois il y a quasiment cent ans, les mots d’Anders augmentant les yeux d’Arendt, c’est une traversée qui se joue, un cheminement semblable à celui de Saint-Christophe portant l’enfant qu’Arendt n’était déjà plus (même si Gûnthers la décrit comme l’enfant du peuple du livre, ou mieux l’incarnation de celui ci) mais qui le redevenait un peu sans doute à l’écoute du conteur à ses côtés, le regard plongé dans des tableaux. Dès lors ces peintures s’animaient en elle, prenaient vie devant elle. Quelque chose symbolise ici la lecture en Science Sociale. Il y a un objet, un champ étudié par un chercheur, un tableau pourquoi pas ; le chercheur dans des circonstances spatiales, émotionnelles, temporelles uniques, écrit ou donne à entendre à propos de sa relation au tableau ; il dit quelque chose de cette relation et par elle il dit quelque chose du tableau. Il ne révèle pas l’être-tableau qui n’existe pas au delà des matières, intentions et matériaux composant sa pluralité. Mais il permet à celle ou celui qui le lit ou l’écoute de prendre la distance de l’écrit ou de la parole au moment ou elle/il le lit ou l’entend et de voir le tableau qu’elle/il ne pouvait jusqu’alors que regarder sans distance. La rencontre entre un chercheur en sciences sociales et un lecteur, par le biais de sa pensée mise en mots, a quelque chose à voir avec la rencontre entre Anders et Arendt devant les tableaux du Kaiser Friedrich Museum.

C’est une des lectures que je traverse et qui me traverse lorsqu’à l’Ehess, un chercheur décortique au cours de son séminaire sa pensée autour d’un objet ; il peut s’agir d’un tableau, d’un texte ou de la pensée d’un autre auteur de sciences humaines. Je pense à mon directeur de recherche Pierre Judet de la Combe qui chaque lundi matin partage avec une vingtaine de personnes une forme de transe et nous fait découvrir, en la découvrant lui-même chaque semaine différemment, une des premières œuvres de sciences humaines jamais écrites, l’Iliade. L’Iliade donne à voir et à ressentir l’horreur et l’expérience de la guerre à ceux de l’arrière, qu’il s’agisse d’auditeurs du temps d’Homère, ou bien de quelques générations de philologues au fil des siècles, de philosophes, ou encore de lecteurs de tous âges de la grèce antique à nos jours. D’Homère à Pierre Judet de la combe, la filiation existe ; et entre eux, une chaîne invisible composé de leurs semblables, a augmenté et augmente encore les yeux d’autres Arendts, d’autres émerveillés qui à leur tour augmenteront les yeux de conteurs en herbe, d’êtres enfants découvrant des sens par devant eux en même temps qu’ils se créent des images et les donnent à voir dans l’ordre du langage.

Ces fenêtres ouvertes en elle par un Anders amoureux, nous n’y aurons pas accès.  Il n’aurait pas partagé avec quiconque d’autre de la même manière ce qui se vivait alors avec Arendt, son sentiment, le sentiment d’arendt, les émotions qui circulaient entre eux participant de l’architecturation de sa pensée et de la construction de ces fenêtres singulières. Nous n’aurons pas non accès aux images que chacun d’entre vous s’est créé à l’évocation de la scène première de ma présentation et qui auraient été sans doute différentes si la conférence d’aujourd’hui s’était déroulé un autre jour, dans un autre lieu, ou même avait simplement commencé 5, 3, ou 1 minutes plus tôt, plus tard, si j’avais été enrhumé, si l’une d’entre vous n’avait pas été présente. Ces fenêtres nous sont familières pourtant. Elles sont les espaces entre le passé et le futur, elles sont le présent dans sa double douce et amère tension, vers la mort d’avant et vers la mort d’après, vers l’éternité d’avant qui ne cesse de s’allonger et vers l’éternité d’après qui ne cesse de grandir ; elles sont les fenêtres du temps de l’homme du cinquième siècle, Saint-augustin, sur lequel Hannah Arendt fit sa thèse ; elles sont le transformé et l’indifférent, le devenir et le disparu ; elles sont dans un autre registre les doigts du guitariste de Flamenco Tomatito au dessus du gouffre résonnant, ou le chant de la nina de los peine, évoqué par Federico Garcia Lorca dans le jeu et la théorie du Duende, elles sont l’arche vide et sous lui « passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de la méduse, qui annonce le baptême permanent de choses fraîchement créées. »[2]

Le baptême permanent de choses fraîchement créées.

Le duende circulait entre Arendt et Anders, les mots du second ne pouvant le saisir entièrement, le couvrir ou le recouvrir, pour autant qu’il soit un entier, et dans cette distance entre la vision d’Anders et les mots qu’il mit en œuvre pour dire ce qu’il voyait, Arendt s’installait et s’émerveillait, les tableaux prenaient vie.

La double tension de la lecture en sciences humaines rejoint celle de la remémoration augustinienne, ou encore celle du Duende de Lorca. Au delà des séminaires d’un chercheur passionné, et d’une lecture accompagnée qui peut devenir un tournoiement vertigineux de la fascination si l’on n’y prend pas garde et si elle ne s’inscrit pas dans une tension autre, s’entame une recherche propre à chacun des participants dont le point de départ est difficile à repérer même s’il tend toujours vers une sensorialisation de la pensée. Dans des entretiens récents que j’ai eu la chance de traduire, le sociologue états-unien Howard Becker pose la question du commencement de la recherche « à quel moment ma recherche sur les musiciens a t-elle commencé ? » se demande t-il « le jour ou j’ai eu l’idée ? Le jour ou j’ai commencé à travailler comme musicien ? Le jour ou j’ai écrit mes premières notes de terrain ? Nous pourrions défendre aisément l’idée que ma recherche a démarré le jour où j’ai débuté ma carrière de musicien. » Si ce point de départ est difficile à identifier, il fait toutefois indubitablement partie d’un cheminement, et permet une double tension, moins terrible mais non moins représentative de la double tension entre la naissance et la mort de chacun d’entre nous, et ce au présent de la recherche. Se déplacer en bibliothèque, à la BNF notamment, fait partie de ce mouvement spatial et temporel, empirique ; de ce déplacement et de la prise de distance avec les livres dans leur proximité, dans leur présence en un lieu qui ne peut être un foyer, et dans l’impossibilité de les emprunter. La lecture est inscrite dans ce mouvement, et pour rejoindre ce que dit Ivan Illich dans un texte écrit en 1991[3] sur la lecture à l’époque de Hugues de Saint-Victor au 12ème siècle, la lecture est un mouvement du corps, des yeux, de la bouche, des oreilles, de l’âme et de la page qui rayonne, vacille, éclairée à la lumière de la bougie et éclairant à son tour l’œil du lecteur. L’œil augmenté était alors d’une toute autre nature que celle décrite par Arendt et Anders. « Pour Hugues, la page rayonne, mais pas seulement la page, l’œil aussi. » Ce n’est pas métaphorique. Lorsqu’il rédigeait cet art de la lecture à l’attention de ses élèves, Hugues de Saint-Victor concevait l’opération de l’esprit en relation analogique avec la perception de son propre corps. « A la lumière de la sagesse qui fait briller la page, le moi du lecteur s’embrasera, et à la lumière de ce feu, le lecteur se reconnaîtra lui-même. » Quelque neuf siècles plus tard, je ne me reconnais pas toujours dans les pages des livres de bibliothèque. Cependant, je pense à la manière de Hugues de Saint Victor que le livre de sciences sociales, mais également de littérature, pardonnez moi l’écart, est un remède pour l’œil « La page est un remède suprême ; elle permet par le studium de regagner en partie ce qu’exige la nature, mais que les ténèbres intérieures pêcheresses du lecteur lui dénient désormais…Adam et Eve furent chassés du Paradis. Ils furent bannis d’un monde rayonnant dans un monde de brouillard, et leurs yeux perdirent la transparence et la puissance du rayonnement dans lesquelles ils avaient été créés, et qui demeurent le vœu de la nature et du désir humain. » Je voudrais ici non pas moderniser les propos de Illich décryptant l’intention de Hugues de Saint-Victor, mais les rapporter à notre siècle car ils me semblent pertinents pour décrire les maux de l’œil contemporain, et la nature des ténèbres qui nous privent d’un monde rayonnant et transparent.

« Le lecteur se reconnaîtra lui-même » dit Hugues par la voix d’Illich. Lorsqu’en bibliothèque, je prends un livre, une double tension est là, dans l’attention du présent ; en me déplaçant à l’intérieur du texte, le texte se déplace en moi et déplace des zones de brouillard, les remplace par des images qu’aucun autre que moi ne peut voir. Lorsqu’il m’est nécessaire de ponctuer une lecture d’une recherche complémentaire, je me déplace, déplace un livre, déplace des pages, déplace mon regard, déplace mon questionnement dans le temps, l’espace et le cheminement intérieur d’une lecture qui se poursuit en moi ; le cheminement est unique, le chemin lui n’est pas important sauf pour les cartographes de la pensée. Le cheminement est fait d’une rencontre avec un auteur, sa pensée, les mots exprimant sa pensée ; le labyrinthe tisse se dédales à mesure que les mots lus s’oublient, et que ma pensée s’élabore. L’espace traversé est un espace libéré, vécu, un erré qui ne peut se recomposer, mais qui permet de composer avec les traces de l’oublié et de la traversée qui en est la source.

Cependant, de la profondeur d’une pensée en cours accompagnée par un auteur, son texte, notre rencontre, et les fenêtres que cette rencontre ouvre en moi, à la profondeur de données accessibles en permanence par des voies numériques déjà cartographiées dans des fenêtres d’un système d’exploitation s’ouvrant sur un écran, il semblerait pour certains qu’il n’y ait qu’un pas à franchir, voire aucun. Le mouvement n’a plus lieu d’être, le cheminement comme déploiement non quantifiable paraîtrait pouvoir devenir la multiplicité des chemins, leurs possibles quantifiables algorithmiquement. La connaissance est un « contenu » nous disent les promoteurs du web sémantique , autre espace de lecture des Sciences Humaines, l’espace de tous les possibles : « le Web sémantique vise à aider l’émergence de nouvelles connaissances en s’appuyant sur des connaissances déjà présentes sur Internet ; pour y parvenir le web sémantique met en œuvre le web de données qui consiste à lier et structurer l’information sur Internet pour accéder simplement à la connaissance qu’elle contient déjà. [4]» La connaissance serait un contenu en soi. Les savoirs seraient des contenus en soi. La connaissance et le savoir absolus sont don l’ensemble des liens visibles dans le réseau internet, dans les données et les métadonnée associées, qui unissent ces connaissances et savoirs en soi.

Je me demande quelle était l’expression allemande utilisée par Günther Anders pour redonner à entendre le commentaire de Hannah Arendt sur ses analyses de tableau ; les yeux augmentés. La traduction française, aussi juste et belle soit-elle, en provenance d’un augere qui fait l’auteur et la joie des augmentés par sa voix/voie, m’emporte ailleurs en ce 21ème siècle, en ce temps des futurologues de la mythologie contemporaine de l’immortalité machinique. Un temps hors temps comme temps de tous les instants ; l’impermanence permanente du flux remplace la permanence impermanente du temps. Chacun pour soi et par soi, les yeux augmentés doivent être miens, je dois les posséder, c’est une fonction, un état, un mode comme dans l’expression utilisée par les jeunes générations « être en mode » qui correspond oralement aux statuts écrits de nos avatars dans ce que d’aucuns appellent des réseaux sociaux, et qui ne sont que des logiciels faits de zéro et de un, pour lesquels le temps n’est qu’une suite d’opérations qui une fois réalisées n’ont plus nécessité à entrer dans l’histoire, à la composer. Greffez-moi des trucs, introjectez moi une puce, immaculez moi de la grande sémancité du web…par les objets connectés ! Je veux voir derrière les choses, les êtres, le monde, les savoirs, je veux comprendre séance tenante ce qu’ils veulent dire pour d’autres, ce qu’elles me disent à moi et calculer les écarts pour savoir où j’en suis, qui je suis, mon être. L’écran, les google glass, les lunettes Oculus Rift[5] ont quelque chose d’un élixir médicalgorithmique rendant obsolète le moindre fétiche, le moindre objet représentant quelque chose que l’on sait pertinemment ne pas être, le moindre espace ou l’étant ne rejoint jamais l’être mais le désigne comme toujours fuyant lorsqu’on a le sentiment de lui susurrer à l’oreille. « Baptême permanent des choses fraîchement créées » disait Lorca. Espace Transitionnel dirait winnicott, l’experiencing, le mouvement incessant de la rencontre avec les humains, avec ce qui nous entoure et nous compose chaque seconde, avec ce que l’on entoure et compose chaque instant. Tout cela n’est plus nécessaire. Cessons le jeu de la vacance, de l’absence, de l’équivoque et de l’écart. Regardons les choses en face dans leur nombre, leurs statistiques, leurs métadonnées, leur structure moléculaire même et nous serons l’augmentation même. Le cheminement singulier de l’erré textuel aura quant à lui disparu, remplacé par l’identité numérique, le cluster 256 kilooctets, l’être digital dont les compétences sont la mémoire instantanée, la capacité de mapping, la capacité de concentration, la logique procédurale, la méta-cognition (l’analyse de ce qu’on est en train de faire)[6]. Selon le National Intelligence Council qui publia en 2014 un rapport intitulé Global Trends 2030 : Alternative worlds, la tendance la plus radicale à voir le jour en 2030 concerne la la modification et l’augmentation des capacités humaines par les technologies et l’évolution transhumaniste disruptive. « Les implants rétiniens permettront une vision nocturne » traduit Thierry Buthier, maître de conférence en mathématiques sur son blog consacré aux nouvelles technologies, « et donneront accès aux spectres de lumière inaccessibles chez l’homme de 2014…les progrès réalisés sur la chimie des neuro-stimulants augmenteront nos capacités de mémorisation, d’attention, de vitesse de réaction et de réalisation. » Seize années. Dans seize années, nous verrons tout. Dans seize années plus aucune zone d’ombre ne restera, plus aucune couleur ne nous échappera. Seul petit inconvénient. Les luttes sociales d’antan seront renouvelées dans la distinction entre ceux qui ont les moyens d’être augmentés et les autres. Quoi qu’il en soit, les yeux augmentés de 2030 n’ont que faire d’un Anders, d’un Hugues de Saint-Victor, de la lumière d’une bougie, de l’éclat d’une page. Bannis d’un monde rayonnant, nous devenons le rayon. Bannis d’un monde de transparence, nous créons l’impermanence permanente et infinie. A quoi bon les livres dès lors ? A quoi bon la lecture même ? A quoi bon les chercheurs ? La connaissance se crée d’elle même grâce aux algorithmes génétiques[7] ou aux algorithmes d’apprentissage automatique, qui évoluent d’eux-mêmes en fonction de leur activité. Nous ne voyons plus l’image du monde sur l’écran. Cela n’est plus nécessaire. Nos yeux sont devenus l’écran. Nous sommes les miroirs du réel advenu. Et nous pétrifions toutes celles et ceux qui osent nous regarder sans détour.

« Il faut que les livres disparaissent ou nous engloutissent. »[8] Ainsi s’achevait l’un des contes pour bibliophiles écrits en 1894 par Octave Uzanne et Albert Robida. Un humoriste du nom de John Pool annonçait la fin des livres, ce qui rendait la vision apocalyptique moins pénible pour des inconditionnels de la page en série. Ironie de l’histoire, et leçon d’auto-dérision répétée pour celles et ceux qui la composent sans le savoir, le pool ou la Piscine contemporaine sert à former des ingénieurs en informatique chez 42, l’école de Xavier Niel, dont les élèves sont recrutés sur «des bases cognitives qui sont intrinsèques aux capacités du cerveau, qui ne s’apprennent pas, qui sont naturelles, servent à déterminer les candidats qui ont le meilleur potentiel. »[9] De l’ironie, Günther anders n’en manquait pas mais il aurait doute ri jaune en entendant cela. Et je l’imagine par-delà la tombe, soulevé par une rage silencieuse, saisir une plume de ses doigts tordus par la maladie afin de compléter le troisième tome de son œuvre sur l’homme et formaliser dans l’ordre du langage une analyse mordante de ces augmentations en soi qu’il aurait sans nul doute intitulé l’obsolescence de l’œil.

[1]Günther Anders, La bataille de Cerises, Dialogues avec Hannah Arendt, Bibliothèques Rivages, traduit par Philippe Ivernel, 2013

[2]Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du Duende, Traduit par Live Anselm, édition Allia

[3] Du Lisible au visible, sur la naissance du texte, commentaire du didascalicon du Hugues de Saint-Victor et traduit par Jacques Mignon et révisé par Maud Sissung aux éditions fayard, 1991

[4] Le web sémantique défini dans Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Web_s%C3%A9mantique

[5] Périphérique informatique de réalité virtuelle en cours de développement et conçu par l’entreprise Oculus VR, filiale de Facebook (cf Wikipedia.fr)

[6]La France est à la traîne dans le secteur numérique, interview de Nicolas Sadirac, école 42 créée par Xavier Niel, PDG de Free, 17 avril 2013 : http://www.blog-emploi.com/interview-nicolas-sadirac-ecole-42/

[7]« algorithmes évolutionnistes, qui, lorsqu’ils cherchent une solution, envisagent à chaque génération de multiples pistes, comme autant d’individus, pour ne retenir que les plus performantes ou les plus prometteuses. » Alexandre Laumonier, 5, éditions Zones sensibles, 2014, chapitre 2 : retour vers le futur, p.51

[8]Référence

[9]Interview Nicolas Sadirac, Ibid.