Jack Kerouac, On the Road
Le rebond.
Je regardais une vidéo d’un cours d’Amy Hungerford, professeur de littérature contemporaine, consacrée à On the road de Jack Kerouac. J’étais traversé des souvenirs du séminaire consacré à Kerouac par Jean-Max Gaudillière, accompagné de Françoise Davoine qui prenait alors toutes ses réflexions en notes, et auquel j’ai assisté et participé en 2012. Ce fut l’année de plusieurs rencontres. Éric et Joelle dans le réel au présent. Kurt Vonnegut dans le réel au passé. Pour ce dernier, ce fut plutôt l’occasion d’une redécouverte. Je me souviens de la tristesse éprouvée en 2007 lorsque j’avais appris la mort de Vonnegut. Jean-Max Gaudillière était passionné de littérature, et de littérature américaine plus particulièrement. Il y avait chez lui, et sans doute chez Françoise Davoine également, une admiration profonde pour les États-Unis en général, même si leurs séminaires ne traitaient pas exclusivement, loin de là, d’auteures américains, ou de psychanalystes états-uniens. Françoise Davoine avait écrit un livre sur Don Quichotte, par exemple, et préparait me semble-t-il à cette époque son livre suivant sur Tristram Shandy. Mais le fait que leurs enfants (puisqu’ils formaient également un couple hors séminaire) vivent aux États-Unis, l’un d’entre eux du moins si ma mémoire ne déraille pas trop, faisait pencher la balance critique positivement à l’égard du pays dans son ensemble. Et peut-être et surtout, le fait qu’ils aient été accueillis dans leur travail et leurs réflexions bien plus favorablement par leurs confrères psychanalystes et psychiatres américains (travaillant plus particulièrement sur le trauma), n’y était sans doute pas pour rien. Ce n’est en rien pour réduire leur capacité critique que j’évoque ces deux raisons probables de leur attachement au continent américain, et à ce qui s’y produit ou s’y produisait là-bas notamment dans le domaine littéraire, mais parce que c’est à cet endroit que s’est construit un lien avec eux, et avec Jean-Max Gaudillière notamment. L’année du séminaire était consacrée donc à On the road, et plus largement à l’œuvre de Jack Kerouac. L’intitulé du séminaire était l’écriture de la folie me semble-t-il (littérature et folie peut être de façon plus générique) et d’une année à l’autre, alternativement, Jean-Max Gaudillière et Françoise Davoine proposaient une auteure ou un thème et s’y consacraient durant 2 heures chaque semaine le vendredi matin. Gaudillière, avait retracé la biographie de Kerouac, ses origines, son milieu familial, sa langue première, le français du Massachussetts, puis commencé à aborder sa littérature. Je me souviens qu’il s’était longuement arrêté sur le rapport entre le Jazz, tel que Kerouac le donnait à entendre dans on the road, le beat, en tant que mouvement, et l’expérience même de Kerouac, sa façon d’entreprendre la littérature. Il parlait d’une volonté de décrire le monde tel qu’il est, de recouvrir le monde du langage en quelque sorte, d’en faire une deuxième peau littéraire semblable à sa première empirique. La continuité du rouleau sur lequel Kerouac écrivit son manuscrit, le beat frénétique du jazz, l’intensité avec laquelle Gaudillière évoquait la forme de folie particulière à Kerouac, et l’admiration qu’il lui portait en quelque sorte, pour la forme d’écriture de cette folie. Quelque chose me gênait. Quelque chose d’hybride. Il y avait tout d’abord cette admiration sans frein pour les États-Unis évoquée plus haut, qui prenait des allures de déni lorsque tous deux évoquaient leurs rencontres avec des tribus natives et le fait souligné par eux qu’elles cherchaient à s’adapter, à avancer plutôt qu’à revenir sur un passé de massacre, ce qui était surprenant de la part de personnes ayant toujours refusé de séparer histoire et trauma. Et puis il y avait cette admiration pour l’écriture de Kerouac. Je venais d’achever une année auparavant la traduction de From Counterculture to cyberculture de Fred Turner, et y avait approché le mouvement de la beat generation. L’image que j’en avais était celle d’un mouvement apolitique, ou plutôt qui se désintéressait des combats politiques de son époque, et prônait une approche spirituelle de l’existence, un approfondissement du lien au monde par les drogues, les formes religieuses ou sociales des natifs, la vie en communauté en dehors des villes, la pratique d’un art, les relations sexuelles débridées et une certaine forme de neutralisation du temps et de l’espace, de renfermement du monde sur l’expérience du présent. L’époque n’était certes pas drôle, guerre froide et peur d’un conflit nucléaire terminal, guerre du Vietnam, lutte des noirs pour leurs droits et contre les lois Jim Crow toujours en vigueur, montée en puissance d’un capitalisme identitaire, chasse aux sorcières maccarthiste etc. Pour autant, les artistes de la beat generation ne prenaient part à aucun des mouvements de résistance existants dans la société états-unienne de l’époque, privilégiant comme le rappelait Fred Turner dans l’exemple de Stewart Brand des problématiques qui leur étaient propres, celles d’américains mâles blancs hétéros bien éduqués, disposant d’un peu d’argent. Lorsqu’il fut reproché à Stewart brand par un lecteur du Whole Earth Catalog son isolationnisme, et son inintérêt pour les combats des noirs ou des femmes, Brand répondit que la lutte pour les droits civiques était le combat des noirs, pas le sien. A chacun son combat en quelque sorte. Lui se battait pour ne pas devenir un rouage dans une machine sociale soviétique. J’étais sans doute encore très en colère, non pas d’avoir traduit ce bouquin, mais de savoir que des personnes comme Brand, Casey ou Kelly avaient façonné notre regard moderne en faisant de l’ordinateur l’espace et l’outil de libération personnelle au même titre que le LSD. Et que nous étions tous en quelque sorte les héritiers de ces mâles blancs privilégiés, qui avaient peur de disparaître dans l’imaginaire politique de l’homme-machine soviétique aux portes des États-Unis.
En parallèle, j’avais depuis peu repris la lecture de Kurt Vonnegut, né la même année que Kerouac, étranger par sa langue première également à un monde hostile aux allemands dont il était le signe et le représentant en terres de résistance contre l’Allemagne depuis la première guerre mondiale. Vonnegut n’avait pas échappé à l’armée et avait failli mourir à de nombreuses reprises en Europe. Kerouac lui avait été réformé assez rapidement, sur le diagnostic d’un « trouble de la personnalité Schizoïde ». Par ailleurs, j’avais également entamé la lecture de A people history of the United states d’Howard Zinn, entre autres textes rappelant le rôle des États-Unis depuis leur création dans le massacre des populations natives. Le manifest destiny décrit dans les années 1840 avant la guerre de conquête du Mexique était toujours à l’œuvre dans les années 1960, l’infiniment petit rejoignait l’infiniment grand dans les discours politiques, celui de Kennedy notamment, et les combats des noirs américains exemplifiés par James Baldwin ou Ralph Ellison, en littérature pour le moins, indiquaient la violence faite aux minorités dans le pays de Kerouac et des poètes de la Beat. Vonnegut n’était pas moins dingue que Kerouac, sans doute sa folie était-elle différente cependant, puisque toute folie est singulière. Mais son écriture ne fuyait pas l’expérience d’un monde destructeur en essayant de le recouvrir par le langage, ou un langage, et en le limitant à la seule expérience immédiate du voyageur sur la route qu’avait été Kerouac. J’avais réagi vivement à l’annonce faite par Gaudillière de l’écriture comme manifestation de la folie dans le corps du texte de Kerouac. Bien évidemment, cela était sans doute vrai. Mais cette forme de production littéraire et de corporalisation de la folie était du même ordre à mon sens que la réponse de Brand au lecteur du Whole Earth Catalog, et manifestait surtout un rapport au monde exigu, refermé sur soi et faisant de l’art une forme à part, détachée du monde dans lequel il était produit. J’avais alors évoqué Vonnegut et une toute autre direction prise par sa folie et son écriture ; une production littéraire qui ne cherchait pas à copier le monde et le recouvrir, mais qui cherchait à lui donner sens dans l’écart ; un écart renforcé par l’utilisation d’éléments de science-fiction, mais qui renvoyait également au traumatisme vécu par l’auteur qui ne pouvait approcher le cœur de son mal être qu’avec précaution, usant de métaphore, d’humour, de personnages à la fois très proches et très distants. Et Vonnegut prenait parti politiquement contre l’empire états-unien et son entreprise de colonisation militaire et culturelle. Pilgrim de Slaughterhouse 5 est métaphoriquement Vonnegut ; c’est un double de Vonnegut, mais n’est pas Vonnegut, et c’est dans l’écart que la Folie de Vonnegut peut s’installer ; non pas se résoudre, mais changer de forme, devenir supportable. Vonnegut décida d’arrêter d’écrire dans les années 1990 car il disait ne plus rien avoir à écrire (Vonnegut répétait les mêmes thèmes dans ses ouvrages qui prenaient souvent des formes similaires de mélange d’expérience personnelle et de projection fictionnelle), et choisit une autre forme d’expression, le dessin. Sal Paradise de On the Road est littéralement Jack Kerouac. Et rien si ce n’est le nom ne permet de les différencier. C’est cela que je trouvais insupportable dans l’éloge faite de la littérature de Kerouac, là où elle inflige une forme de rapport au monde exigu, refermé sur soi sous des apparences trompeuses de vertige du voyage, de la découverte, de l’aventure. Gaudillière m’avait interpellé en fin de cours, et je lui avais proposé de valider le séminaire qui comptait dans mon M2 en Arts et Langages sur Vonnegut. Ce travail m’avait valu une très bonne note en fin d’année, et lorsque nous nous sommes vus pour sa critique de mon travail (qu’il n’a pas manqué d’accompagner d’une critique du style et des fautes de conjugaison, du subjonctif notamment « après que demande l’indicatif ! »), il m’avait surpris en m’annonçant qu’il allait choisir Vonnegut dans le cadre de son séminaire en 2014, « pas tant parce que vous m’avez proposé ce travail même si je ne connaissais pas Vonnegut, mais surtout parce que mon fils est en train de lire toute l’œuvre de Vonnegut ». Cela m’avait fait sourire. Je me disais qu’il devait être difficile pour lui d’admettre qu’un inconnu lui avait donné une idée de séminaire, et il fallait bien faire de son enfant, états-unien d’adoption et lecteur de « Tout » Vonnegut, la source de son désir. J’étais à la fois « honoré » de ce demi-aveu, et un peu abattu, renvoyé à ma vieille peur de ne pas « être assez », et donc de ne pas faire assez, même si les deux ne sont liés que dans ma propre folie. Il avait à la fois, consciemment ou non, donné raison à ma colère, et montré son insuffisance. Pour le dire un peu vite. Il y eut tout de même le projet de traduire Timequake et une rencontre avec Gaudillière dans ce cadre qui aurait sans doute beaucoup aimé que cela se fasse. Puis, nous avons appris que Gallmeister avait racheté les droits de traduction des romans de l’auteur. Puis Jean Max Gaudillière est tombé malade.
Six ans plus tard, en pleine période de confinement, alors que je cherche un souffle dans l’écrasement du temps et de l’espace que cette période impose, je regarde la vidéo du séminaire d’Amy Hungerford consacrée à Kerouac, et trouve un point d’ancrage historique, empirique et intellectuel. Sa lecture, qui précède la mienne, indique un Kerouac rendant plus hommage à une société consumériste en pleine expansion qu’à une communauté d’hommes et de femmes libres. La quête d’un langage comme exacte reproduction du monde vécu, n’est pas tant une quête d’affranchissement, de libération, de sortie de folie par le monde pour l’auteur, mais une tentative d’enfermer le monde, de le réduire à sa seule expérience personnelle, tout en prônant son immensité. Cela n’est pas bien différent de l’entreprise plus large états-unienne de se défaire des « limites » du monde en invoquant l’infiniment grand (conquête spatiale) et l’infiniment petit (conquête moléculaire et atomique) et d’identifier le progrès au dépassement de ces limites. Il s’agit toujours et encore de la même démarche d’un manifest destiny qui consiste non pas à élargir le monde, mais le restreindre à une forme de pensée, de discours, de langage.
Mondes ouverts, monde fermé.
We’ve got to go someplace, find something.
Cet extrait de Kerouac sonne comme une prophétie. C’est une boucle. Et c’est un éternel recommencement. Il ne s’agit pas de l’éternel recommencement de l’expérience (de la répétition et donc de la différence), mais de l’éternel recommencement de toute chose. Temps zéro. Il y a là l’écho de la fuite du monde, de l’oppression sociale et politique, de la nécessité de vivre, de la survie comme mode de vie. Etonnamment, le « we » sonne comme un « Je » qui englobe le monde plus qu’il ne se relie à lui par la présence de l’autre. C’est un « Nous » ou peut-être un « On » qui part du je, qui donne au « Je » la place du starting block, du compteur remis à zéro, car il faut bien partir de quelque part pour aller quelque part, trouver quelque chose. L’errance semble valorisée, le cheminement, ce moment où on se fie aux étoiles, au bruit de nos semelles sur la terre, à la bourrasque dans le buisson juste devant, au frisson de bas de t-shirt mouillé, l’instant où l’on ne pense plus, où l’on écrit, marche, martèle, dessine, et que le temps se dilue dans le faire. Cela pourrait sonner comme une ode au temps présent, à l’insouciance, au carpe diem du cercle des poètes disparus, à la légèreté de la pensée disparue, à la sobriété de l’acte couronné, à son avant et son après qui ne sont qu’une seule et même intention. Mais quelque chose cloche justement. Il y a là une insistance, une présence maléfique, un genou au milieu du dos, un canon sur la tempe. D’abord l’injonction. Il faut. Nous devons. On doit. Y a pas le choix. C’est comme ça. We’ve got to. C’est viscéral, on doit sortir de là. Le prisonnier qui débarque dans sa cellule après le jugement. Il doit sortir de là. L’ado au pied de son lit qui n’a plus de larmes. Elle doit sortir de là. Les cambrioleurs, quelques liasses restantes, gorges sèches, mains moites, la sirène au loin. We’ve got to go. C’est l’urgence qui donne le ton. Elle est motrice. Et le moment de réalisation que l’urgence est à notre porte, crée un point dans le temps et l’espace, dans l’expérience qui rend palpable ce temps et cet espace, un point fixe, un point de départ, un point de non-retour. We’ve got to go. On ne peut pas rester « là », en ce point « là ». L’urgence rend invivable l’endroit et le moment d’où l’urgence est vécue. Après avoir rendu le présent invivable comme tel, elle impose de faire de soi le transformateur du temps et de l’espace constituant ce présent. We’ve got to go. Bien sûr, il y a prise de conscience, il y a décision, il y a là un hommage appuyé à la force de celle ou celui qui prend conscience de l’impératif. D’autres restent sans doute. D’autres ingèrent l’urgence, l’enfouissent, la nient. Tandis que ce « we » là se débat. Et s’apprête à triompher de ce qui provoqua l’urgence. « We’ve got to get out of here ! ». Et puis, lorsque ce « we » là est bien décidé, lorsque les postillons de la révolte sont encore frais sur le miroir ce matin-là de la réalisation que plus rien ne devra être comme avant, l’intention se précise, et le « here » du désarroi peut enfin se transformer en « there » de l’espoir. Mais en réalité, le there n’est pas là. Pas encore là. Ou bien juste en filigrane. Comme une intention lointaine qu’on ne sait pas encore comment atteindre. Et « we’ve got to go » se prolonge d’un someplace, d’un ailleurs indéfini, d’un « quelque part » qui n’est pas le here de l’urgence vécue. Le mouvement induit par « we’ve got to go » donnera la première tonalité, la première texture à l’imaginaire du « someplace », on part d’ici pour aller quelque part, mais on ne sait pas où. Seulement partir signifie prendre une direction, à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas, le long du mur, le long de l’école… L’urgence est impitoyable ; soit on reste et on crève, soit on bouge et on vit. Le mouvement importe, le someplace viendra à mesure que le mouvement se dessinera. Il y a là quelque chose d’un hommage également au cheminement, à la force du mouvement, et à ce qu’on déplace avec soi comme intention même fantômatique. Partir pour aller quelque part. Mais partir d’abord. C’est un voyage et un voyage ne demande pas forcément de « savoir » ou de « connaître » là-où on va. On peut imaginer un quelque part, comme Sal Paradise imagine l’ouest états-unien en partance de New York, mais là où on arrive n’est jamais vraiment là où on imaginait partir. Seulement voilà. Ce que nous rappelle Amy Hungerford dans son séminaire sur On the road, c’est que cette recherche d’un ailleurs, qui détermine le fait de « trouver quelque chose » « find something », (someplace et something deviennnent quasi synonymes dans la quête de Paradise, puisqu’il s’agit de donner forme dans la langue à l’expérience en tant que telle, au monde en tant que tel ; cependant cette quête de l’ailleurs, le mouvement vers someplace est nécessaire pour que something soit trouvé), se fait dans un cadre bien précis, celui d’un milieu d’intellectuels produisant de la poésie et fasciné par les gens du vrai monde, et s’appuie sur des choses qui n’ont rien d’utopique dont l’argent en premier lieu. Si Sal Paradise peut partir lors d’une de ses virées dans le livre, c’est parce qu’une amie vient de lui prêter 100 dollars. En second lieu, ces virées finissent toujours par un retour « en famille », ce ne sont que de faux départs, des départs pour mieux revenir à l’endroit toujours fixe de l’urgence vécue précédemment. Enfin et surtout, Sal Paradise ne sort pas de la société de consommation qu’il semblait pourtant dénoncer par un appel à l’aventure, au voyage, au hasard… lorsqu’il revient avec un peu d’argent en poche dans sa famille après un périple, il achète un réfrigérateur électrique, le premier de la famille. Peut-être la pire des choses à mon sens, c’est le fait de prendre la figure de l’autre, de celui qui fait rêver, Dean Moriarty, comme un modèle, une forme de vie admirable en soi, pour sa manière de parler, d’être, de baiser… et de vouloir être lui ou elle, et donc de s’en approcher, de vivre à ses côtés, de le laisser se dire, de discuter avec lui ou elle, puis un jour de revenir chez soi, riche de cette forme d’expérience vampirique, et de ne voir toutes les personnes rencontrées que sous la forme de figures, celles du noir, du mexicain, même s’ils ne sont pas donnés à entendre comme tels, mais par des expressions de visage, des rires, des corpulences… tandis que celles et ceux-là mêmes qui fascinaient tant et qui sont devenues des personnages, des figures, des instances dans la langue des poètes du beat, continuent par ailleurs de galérer dans leur monde, attachées à leur histoire et incapable de « go someplace » else… Lorsque les communalistes décrits par Fred Turner partirent à l’aventure, vers la nature, hors des villes, ils achetèrent à bas prix des maisons de paysans obligés de quitter leur terre, qui vinrent s’amasser dans les banlieues des villes en question, incapables de trouver de quoi se loger décemment avec l’argent récolté.
Tout semble écrasé historiquement, ne reste plus que l’expérience de l’instant et sa saisie comme fin en soi, sa saisie sous forme de mot, mais avant cela sous forme de « consommation avide », d’absorption, de fascination exercé par l’autre dans son « jus » et d’admiration pour la nature de ce qui est là, différent, et que la langue de Kerouac peut redonner à vivre, peut faire sentir exactement comme elle a été vécue. Aucun écart n’est possible. Le mouve ouvert du voyage annoncé par « We’ve got to go someplace, find something » se révèle en vérité un monde fermé dans et par la langue qui le retrace.
There is a relentless seeking sense that’s at the heart of this work.
The search for a language as the adequate analog to experience, a language that is itself a kind of experience, and further, that is an ecstatic, mystical kind of experience.
Absolute immersion in the culture of consumption.
Ce à quoi m’a fait songer également ce « we’ve got to go someplace, find something », c’est aux jeux vidéo de survie, comme Scum, Dayz, ou d’autres encore dans lesquels les joueurs n’ont pas de quête à poursuivre, d’objectifs à atteindre, de mission à accomplir, ni ne suivent une forme de narration vidéoludique, mais doivent simplement trouver de quoi se nourrir, boire, stocker des provisions et des armes et survivre le plus longtemps possible, sous la menace de zombies, de machines ou encore et surtout d’autres joueurs qui se retrouvent « en ligne » au même moment. Lorsqu’on commence une session de jeu, qui n’est pas vraiment une « partie » avec un début et une fin, il n’y a qu’un objectif : survivre. Ce qui signifie impérativement d’aller quelque part (Pour les plus téméraires, les endroits où le Player Versus Player est le plus fréquent) de trouver quelque chose (des armes, de la nourriture, des vêtements, des outils…). Et lorsqu’un « personnage », sans nom, sans histoire, meurt dans le jeu, un autre « personnage » peut respawn (réapparaître, ou renaître) quelque 15 à 45 secondes plus tard, à un endroit aléatoire de la « carte » qui est définitivement devenue le territoire, et reconquérir habits, nourriture, et armes. Le sac à dos étant une priorité absolue puisqu’il faut bien transporter ses provisions pour aller quelque part. La chose la plus intéressante dans ces jeux, c’est que les objets collectables par les joueurs /personnages respawn également ; pas au même endroit, pas au même moment, mais les administrateurs de serveurs sur lesquels sont hébergés les sessions de jeu multi-joueurs (pouvant accueillir jusqu’à environ 100 joueurs) déterminent la fréquence des réapparitions d’objets sur la carte, et la nature de ces objets (plus ou moins de nourriture, de vêtements, d’armes, de munitions etc). Il y a là un vrai paradis perdu d’objets, et l’imaginaire utopiste d’un capitalisme comme corne d’abondance, grâce auquel il est possible de consommer sans interruption, sans lien avec le monde réel de la production des objets consommés. Je l’ai déjà écrit ailleurs, mais les jeux vidéo ne sont pas les premiers à avoir assumé cette qualité présumée du capitalisme, ou à l’avoir mise en scène ; je pense en particulier à Dhalgren de Samuel Delasny. Débarqués dans la ville « mythique » de Bellona, les jeunes hommes et femmes en quête d’ailleurs se soucient peu de la catastrophe qui a fait fuir la population. Ils et elles s’y installent, semblent re-découvrir le monde, vivre de nouveau en harmonie, et ne soucient aucunement du fait que dans les supermarchés abandonnés par leurs propriétaires, les objets « respawn », comme par miracle, leur permettant de vivre leur illusion le ventre plein.