V for Vendetta

à quoi bon le peuple – la soeur de l’ange N°13

Laurent Vannini – 2014

En 1988, une guerre nucléaire détruit la planète à l’exception de l’Angleterre. Quatre ans plus tard, l’organisation fasciste Norsefire s’empare du pouvoir et confie à un ordinateur, Fate, la destinée du pays. Parmi les déviants internés au camp de Larkhill pour y subir des expérimentations, V seul survivra. Après son évasion et la destruction du camp, il éliminera ses tortionnaires et révélera aux Londoniens les rouages du pouvoir. V porte un masque en permanence. Sa véritable identité n’est jamais révélée. A sa mort, une jeune femme poursuit la lutte tandis que le chaos remplace l’ordre.

V for Vendetta est le premier roman graphique d’Alan Moore. Illustré par David Lloyd, il fut écrit entre 1981 et 1988. Dans un texte paru en appendice de la version intégrale, Behind the painted smile, Moore livre pêle-mêle les terreaux des trois livres et vingt-huit épisodes composant le récit; Pynchon, Huxley et Orwell y côtoient Batman et The prisoner, Milton et Shakespeare, Marx et Matheson[1]. Ces figures hantent la bibliothèque du personnage principal de V for Vendetta et nourrissent sa langue. Son masque renvoie à la personne de Guy Fawkes, qui tenta en 1605 de détruire la Chambre Haute du Parlement et d’assassiner le Roi James Ier afin de ré-instaurer une monarchie catholique en Angleterre

Grand écart historique et écartèlement du peuple

Ce complot, connu sous le nom de «Conspiration des poudres », fut déjoué par les autorités protestantes dans la nuit du 5 novembre 1605. Depuis lors, chaque année, l’Angleterre brûle des figurines à son effigie pour célébrer l’unité préservée du pays. David Lloyd voit en Fawkes autre chose que la figure archétypale du danger criminel. Dans la correspondance préliminaire à l’œuvre entre Moore et Lloyd, ce dernier imagine le personnage de V « as a resurrected Guy Fawkes, complete with one of those papier mache masks in a cape and conical hat? He’d look really bizarre and it would give Guy Fawkes the image he’s deserved all these years. We shouldn’t burn the chap every Nov. 5th but celebrate his attempt to blow up Parliament![2]»  Moore ne cache pas non plus sa détestation de la politique menée par la dame de fer à l’aube de son troisième mandat : « My youngest daughter is seven and the tabloid press are circulating the idea of concentration camps for persons with AIDS…the governement has expressed a desire to eradicate homosexuality…. It’s cold and mean spirited and I don’t like it anymore. »

L’intégrité et la détermination de Fawkes face à un pouvoir Anglais cherchant à convertir la minorité catholique à l’orthodoxie protestante fascinent les deux auteurs. Le rebelle combattra Roi et  Église jusqu’à l’échafaud puisqu’il fera en sorte de se briser le cou avant d’être démembré. Une détermination et une intégrité qui rappellent, dans une temporalité proche de l’œuvre, celles de Bobby Sands et d’autres membres de l’IRA prisonniers des geôles britanniques. Élu député à la Chambre des Communes en avril 81, alors qu’il mène une grève de la faim pour obtenir le statut de prisonnier politique, Bobby Sands ne pourra jamais y siéger et restera un criminel aux yeux du pouvoir. Il meurt en prison en mai 1981 et la Representation of the People Act présentée par le gouvernement Thatcher et votée quelques mois plus tard permet d’éviter qu’un autre gréviste de la faim de l’IRA ne soit élu Member of Parliament. Cette loi, votée alors que les soutiens nationaux et internationaux au député Sands ne cessaient de grandir, matérialisa l’idéologie sous-tendant le concept de peuple. Le 5 mai 1981, lors d’une séance de questions parlementaires, le MP Duffy souligne l’intransigeance de Thatcher face aux demandes des grévistes de la faim et ses conséquences sur l’opinion publique nationale et internationale. La première ministre reste de marbre : « Her Majesty’s Government are on the side of protecting the law-abiding and innocent citizen and we shall continue in our efforts to stamp out terrorism. Mr. Sands was a convicted criminal. He chose to take his own life. It was a choice that his organisation did not allow to many of its victims.[3] ». D’un côté les terroristes, de l’autre les citoyens « law-abiding and innocents ». De l’innocence comme conséquence de l’obéissance aux lois, ou secondarité, dans la formulation même de la dame de fer. Du terrorisme comme conséquence d’une désobéissance à la loi, comme marque de la non appartenance au peuple.

Le récit V for Vendetta s’ouvre sur cet écartèlement entre terroristes et citoyens un certain 5 novembre 1997. Moore y fonde son rapprochement entre deux périodes historiques séparées par cinq siècles ; d’un côté, un écartèlement du peuple rendu audible pour le lecteur à l’endroit même où il se creuse, c’est-à-dire dans la voix de la destinée de Londres et de ses habitants, the voice of Fate ; de l’autre, un grand écart, et un rapprochement dans l’écart, entre deux temporalités de l’Histoire de l’Angleterre, rendu visible par la présence tutélaire de Guy Fawkes.

V and the voice of Fate…

 « Good evening London, it’s nine o’clock and this is the voice of fate broadcasting on 275 and 285 in the medium wave…it is the fifth of the eleventh, nineteen-ninety-seven.»

The voice of Fate unifie la ville et ses habitants. C’est la voix d’un acteur qui transforme en flots de paroles prophétiques les algorithmes de Fate. La langue humaine sert de carapace au langage machinique, et la voix ne saurait être contestée . Par son biais, le « corps » du système totalitaire fait entendre ses décisions, ordonne et prescrit l’état du monde. L’augmentation de la production d’œufs fait écho à l’heure exacte de début d’une averse ou à l’arrestation de vingt terroristes en attente de leur jugement immédiat. Elle est diffusée en tous lieux de la même manière, par des hauts-parleurs dans les rues, à la télévision ou à la radio, et aliène toute distinction entre passé, présent et futur ou différence entre intériorité et extériorité. Aussi lorsqu’elle s’élève dans la nuit londonienne en ce 5 novembre 1997, c’est la voix d’un soliloque qui s’élève et non d’un monologue ou d’une invitation au dialogue ; le soliloque d’un être (Norsefire) doté d’un cerveau électronique qui s’exprime dans le langage de l’objectivation – l’averse annoncée commencera exactement à l’heure dite. C’est le soliloque d’un être constitué par des organismes de répression portant le nom d’organes humains, comme Finger ou the Nose. Des organismes qui deviennent les organes du corps londonien par la seule force du langage informatique revêtu de la langue commune.

Fate est devenu la conscience informatisée d’une ville automate. Il a remplacé les institutions que voulurent détruire Guy Fawkes et ses comparses en 1605, soit le Parlement et le Roi qui symbolisaient l’autorité déterminant le peuple anglais. Dans la fiction contemporaine, ces bâtiments ne sont plus que des coquilles agitées comme fictions d’autorité par Norsefire. Plus aucune décision n’y est prise. Et lorsque V fait sauter Westminster, il accomplit le vœux de Fawkes et révèle le statut de ruines de ces institutions. Sans ces illusions symboliques, le parti fasciste ne peut plus simuler sa continuité avec une histoire politique censée reposer sur l’émergence de la vox populi, et the voice of Fate et ses organes de répression apparaissent comme les seules instances décisionnelles. Libéré d’une symbolique de façade qui ne le protégeait que de son devenir,  restitué à un temps qui peut enfin s’écouler au delà des ruines, ledit « peuple » se voit livré à lui même et directement confronté aux instruments de son aliénation.

Fate and the choice of V.

Très tôt dans le récit, V se réapproprie son devenir historique en invoquant des figures tutélaires d’un temps et d’un espace abolis par la dictature. Il incarne la multiplicité de l’oublié dont il est issu, par ses emprunts aux poèmes de Milton, aux préceptes politiques de Weishaupt ou encore aux vers de Valérie, une actrice lesbienne qui mourut dans le camp de Larkhill. Ce faisant il renoue avec une dynamique mnésique dans une société à l’imaginaire et la mémoire figée. Sa vendetta vise à éliminer les responsables du camp où il fut emprisonné et torturé. Mais elle croise en permanence sa guerre contre Norsefire. L’histoire personnelle de V s’ancre par conséquent dans une histoire plus large ; elle en est une portion infime mais active. Pour autant elle ne la recouvre jamais ni jamais n’est recouverte par elle. Dans l’écart entre ces deux histoires qui se superposent sans jamais se substituer l’une à l’autre, se crée un espace et un temps d’une expérience singulière pour les habitant de Londres. Lorsque V s’empare de Fate, de la machine et des instruments techniques de la répression, pour modifier progressivement le discours délivré aux habitants de Londres, ce n’est pas tant pour prendre la place de Fate et formuler un autre discours, que pour rendre évidente la machinerie discursive ; le discours derrière la technique et la technique muée en voix. Les messages d’amour et les poésies qu’il envoie ponctuellement depuis Fate créent une rupture dans le soliloque, une latence dans la linéarité du non-temps machinique, autorisant chaque habitant, dont le leader de Norsefire, à dissocier leur récit de la narration prophétique. La langue commune est réinvestie d’une force symbolique dans l’écart et les émotions surgissent à nouveau. À partir de deux histoires composant son récit, V for Vendetta nous renvoie aux milliers de récits constituant la narration d’un peuple en devenir et de son histoire. Aussi, afin que cette expérience reste un mouvement, V ne peut-il prendre ni la place de Fate ni celle du leader. Face aux discours du pouvoir pur, de l’itération identitaire et du peuple comme processus machinique de son maintien, V oppose son will ; ce vers quoi il tend et le mouvement induit, mais également ce qu’il souhaite transmettre, son héritage, soit la possibilité d’un écart pour ceux qui prendront le relais. Evey, emprisonnée, torturée puis libérée par V, est la figure première de la répétition dans l’écart. Elle ne souhaite pas connaître l’identité de son tortionnaire et libérateur lorsqu’il meurt. Et lorsqu’elle revêt le masque au sourire figé de Fawkes, elle ne prend ni la place de V ni celle de Fawkes mais rend visible dans la mise en œuvre de son expérience singulière, la continuité du fugitif : de ce qui ne peut être réduit, ni soumis. À l’instar du Parlement incapable de protéger de l’aliénation les individus regroupés sous le concept de peuple, ou d’une langue dévorée de l’intérieur par le langage hors-temps de la machine, le masque de Guy Fawkes n’est autre qu’une allégorie. Il ne préserve pas plus d’une identité figée, qu’il ne confère à celui qui le porte l’expérience longue et douloureuse de la libération. Guy Fawkes redevient non pas le personnage historique traversant les âges pour secourir une ville en proie au mal totalitaire, comme pourrait le suggérer le faciès figé du masque de V, mais la figure de l’écart et de la transmission. Dès lors le « peuple », ou celles et ceux le composant, ne peuvent être qu’un mouvement, une multiplicité inconnaissable. Si l’on cherche cependant à en saisir un instant, une image, cela ne peut se faire que dans l’écart singulier du mouvement observé avec le concept de peuple. Un concept-miroir qui fut créé par le hors-peuple des souverains, et dans lequel les membres dudit peuple voient désormais la permanence (le hors-temps et l’éternité, le verbe divin et son alter-ego algorithmique) et l’itération (la consanguinité et l’hérédité, ou leur réplication machinique) de ce qui les emprisonne.

Moore et son temps, Fawkes à tous les temps

L’auteur de dystopies s’empare d’un objet dont il ne peut faire directement l’expérience (un temps et un espace imaginés à partir du présent d’écriture) pour connaître un objet dont il ne peut s’emparer (le présent à la fois fuyant et se répétant).La force de V for Vendetta est de garder l’écart entre le présent dont Moore et Lloyd subissent les assauts et le présent fasciste contre lequel se bat V. Si the voice of Fate est distribuée par un département de propagande et suggère que la machine discursive au centre du dispositif fasciste contrôle le champ politique autant que le champ médiatique, qu’elle les constitue tous deux et les rend équivalents, elle n’est cependant pas décrite comme la voix des « média » traditionnels des années Thatcher. C’est au lecteur de faire ce lien dans son présent de lecture, dans son présent d’accomplissement de la métaphore littéraire, et de faire de l’écart induit un espace d’imagination à partir de son présent. Pour autant, l’écart proposé par V for Vendetta a souvent été recolonisé à sa réception par un imaginaire sans imagination. Dans l’adaptation cinématographique de 2006, V envoie par colis postal le masque de Fawkes à tous les habitants de Londres. Ils le porteront en signe de protestation, matérialisant l’idée d’une communauté de conscience et de résistance contre le pouvoir désigné sous la forme traditionnelle du leader tyrannique ; le problème n’étant plus le pouvoir et ses outils de permanence et de réitération, mais celui ou celle qui le détient. Il suffit aux habitants de Londres de porter ce masque, à l’instar d’une relique protégeant contre le feu du dragon, pour re-devenir le peuple-concept; uni, solidaire et conscient de son identité retrouvée dans la chute du tyran. Lorsque dans l’œuvre littéraire, les londoniens se soulèvent, c’est un vent de confusion qui souffle dans les rues. Personne ne sait, personne n’a vécu encore ce présent là ; l’ancienne peur de la répression est remplacée par une peur nouvelle, celle de la libération. Et la violence qui en découle est une étape nécessaire au lent mouvement vers l’anarchie imaginée par V, sans leader ni instance mécanique de réitération du pouvoir. « Oh, you tortured me…Oh God, why ? » demande Evey en larmes à V après que ce dernier l’a enfermé et menacée de mort en se faisant passer pour l’un des chefs de la junte. « Because I love you…Because I want to set you free. ». V n’est pas un héros, encore moins un super héros. C’est un survivant et il sait que l’expérience de la libération ne peut se résumer au seul port d’un masque, qu’il s’agisse du visage plastifié de Fawkes, de Batman ou de Kick-Ass. Plus récemment le mouvement Anonymous s’est également emparé du masque de Fawkes pour signifier l’anonymat des hacktivistes de la communauté et la défense de la liberté d’expression. Les illusions d’une idée de révolution 2.0 qui ont entouré le printemps arabe ne sont pas très loin, rendant iniques ou presque dans le discours la confrontation physique aux mécanismes répressifs du hors-peuple. La critique des technologies dans leur perspective historique se voit reléguée derrière la dimension de l’usage et la qualité de ceux et celles qui les utilisent.  Là où V recréait un écart entre langue de temps et d’expérience, et algorithme hors-temps et hors-expérience, les anonymous cherchent à les lier éternellement dans « la liberté » pour le réseau. Ce qu’on libère désormais ce sont les logiciels, le code et les espaces numériques d’expression. A quoi bon le peuple dès lors ? La question est auréolée d’une puissance affirmative, comme si la représentation avait déjà eu lieu. Sans savoir précisément ce qui a disparu, ce qui a pu être là et qui ne l’est plus, ou plus comme tel, on cherche de nouveau à connaître et reconnaître ce peuple par une idée, une identité, un masque ou un concept. V répond par un écart derrière les lèvres figés du sourire de Fawkes « First you must discover whose face lies behind this mask, but you must never know its face... ». Puis il fait exploser le parlement.


[1]    Richard Matheson, écrivain et scénariste états-unien, auteur de « Je suis une légende, 1954.

[2]    Alan Moore & David Lloyd, V for Vendetta, Behind the Painted smile, Vertigo (DC Comics), 1990 – texte disponible à la page web suivante : http://www.freewebs.com/vforvendettagallery/BehindTheSmile/behindthesmile.htm

[3]    http://www.margaretthatcher.org/speeches/displaydocument.asp?docid=104641

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