Les loges de la survivance

« En el fondo de la pecera, sobre una arena muy fina, reposaban miniaturas de barcos, trenes y aviones, ordenados de tal forma que simulaban catástrofes, infortunios detenidos en un mismo tiempo artificial, por encima de los cuales circulaban indiferentes algunos peces rojos. [1]»

Roberto Bolaño, Monsieur Pain

Au fond d’un aquarium, dans un café presque désert d’une ruelle parisienne de la fin des années 30, gisent quelques miniatures réalisées avec une précision infime par deux jeunes artistes. Ils sont animés du désir de partir à New York, et d’y vivre la grande aventure de l’art et de la reconnaissance par leur art ; A paris, ils vivent trop chichement. Assurément, ces reproductions de train, voitures et autres avions en plomb, d’une grande fidélité à leurs modèles fonctionnels et pourtant voués à un éternel repos au fond d’une cage à poissons, donnent à l’observateur attentif un sentiment troublant, mélangeant tristesse et plaisir. Ce dernier ne peut s’empêcher de songer à ce qui a bien pu provoquer le déraillement des uns, ou la chute des autres. La nature océanique, ou du moins sa copie réduite à quelques algues et poissons rouges dans les alvéoles de fragments de roches poreuses, semble quant à elle indifférente au destin pétrifié de ces symboles d’une civilisation de progrès qui continue cependant à grandir au delà des parois de verre. Se rapprochant plus encore, pour n’avoir plus comme panorama que l’intérieur de ce monde semi-inerte, le spectateur sera intrigué par la présence de petits points noirs au sol, qui ne sont ni des cailloux ni des défécations de créatures sous-marines. Il distinguera alors des têtes. Des têtes humaines. Soit qu’elles ont été coupées et reposent le long de la locomotive bleu ciel, de marque allemande, à quelques centimètres de là, soit qu’elles sont encore attachées à leur corps d’appartenance eux mêmes enfouis dans la vase et le sable. « Un reguero de cadáveres, pero ninguno, en el interior del tren, que, salvo por el desgaste del agua, permanecia incólume. » Il n’y a aucun[2] cadavre à l’intérieur du train, qui, en dehors d’une légère usure liée au séjour prolongé dans l’eau, demeure immaculé, indemne, et forme une sorte de prolongement mécanique, mais humain, à une éternité recréée dans un monde clos.

Monsieur Pain est un court roman de Roberto Bolaño publié en 1999, soit quelques années avant sa mort. C’est un récit « fictionnel » des derniers jours, précédant la mort d’un autre écrivain et poète sud-américain, celle de César Vallejo en 1938 à Paris. Ce qui m’intéresse ici n’est pas vraiment l’histoire des moments ultimes de ce poète péruvien, ou plutôt de la vie de celles et ceux qui l’ont côtoyé alors, et tels que Bolaño les a imaginés à partir d’événements ayant réellement eu lieu, mais ce que j’imagine être évoqué par Bolaño à travers eux de ses probables derniers moments de citoyen chilien s’il n’avait pas été sauvé in extremis, par des « gardiens » amis, d’une prison où il était voué à la torture et à la mort. Là non plus, ce n’est pas tant l’histoire de Bolaño qui m’intéresse, évoquée et traitée plus exhaustivement en d’autres endroits, mais ce que ce récit fictionnel d’une traversée qui n’est pas la sienne dévoile d’un réel de son propre temps au-delà de sa mort programmée qui n’eut cependant pas lieu ; je veux parler de son statut de survivant et du lieu qui en fut à l’origine. Du statut de celui qui dans un Chili sous le joug de Pinochet où il était considéré comme un ennemi à abattre, réussit à vivre au-delà de cette vie qui n’aurait dû plus être. De cette mort promise qui fut sienne, il en a gardé sans doute l’écho de la mort des autres, torturés dans les cellules voisines et qui y sont restés, et des silences de la terre chilienne qui recouvre les corps de milliers de disparus. Leurs parents et leurs proches ne renoncent pour autant pas à déterrer les restes de leurs proches un jour, et ce faisant à rendre visible des fragments d’une catastrophe qui reste voilée, recouverte d’un sarcophage de silence, de nécessité faite loi de dépasser les clivages du passé[3]. Bolano fut libéré. Il partit en Europe, et devint écrivain. Sa survie à lui, il réussit à la transformer en vie de l’après-mort-promise, en discontinuité continue, en temps reconquis malgré la prison et les cris des tortures alentour comme signes irrémédiables de sa souffrance à venir. Pour autant si le survivant s’enfuit de sa geôle il n’en part jamais tout à fait. Le survivant est irrémédiablement lié à cet espace clos ; un lieu où le temps se fige dans l’anticipation de sa propre mort. Un lieu où n’existent plus bientôt que la certitude de sa propre finitude et son impuissance à être autre chose qu’un objet aux mains des bourreaux, à l’être déjà en étant enfermé là, sans jugement ni autre raison que la volonté d’écraser, d’humilier, d’anéantir. Et ce dont est imprégné le survivant après sa survie improbable, au-delà des cloisons de cette quasi-tombe, c’est du lien permanent à l’horreur de cette mort à venir et qui n’est jamais venue, de l’impossibilité d’y changer quoi que ce soit, de l’attente sans temps que cela ait lieu. Une attente intemporelle en quelque sorte, forme d’éternité figée dans un temps qui continue pourtant de s’écouler, paradoxe touchant au sublime kantien dont le lieu de torture à venir devient irrémédiablement pour le futur torturé “l’espace et l’instant” de conjonction. Bolano fit le récit de sa détention au moins dans deux nouvelles ou contes, carnet de baile d’un recueil publié en 2001, las putas asesinas, et detectives issue de son premier livre de contes, publié en 1997, Llamadas telefónicas. Dans Carnet de Baile, il ne s’attarde pas, évoque à peine ce qu’il ressent, et décrit de manière presque froide ce qu’il imagine être bientôt son sort « Pensé que me iban a matar alli mismo. » ou la façon dont il attend, la nuit venue, son tour aux mains des bourreaux « De madrugada escuchaba como torturaban a otros, sin poder dormir, sin nada que leer, salvo una revista en inglés que alguien habia olvidado alli y en la que lo unico interesante era un articulo sobre una casa que otro tiempo pertenecio al poeta dylan thomas. » Dans cette écriture au couteau dénuée en apparence de la moindre émotion, quelque chose se dit de l’ordre de la survie, et des moyens qu’un condamné à la torture et à la mort se donne pour continuer à vivre malgré tout, à ne pas sombrer. La survie de Bolaño, physique et psychique, a à voir ici avec l’opposition vécue entre un lieu d’enfermement où le temps s’arrête dans la certitude d’une mort à venir et une maison « d’un autre temps », redonnant au temps sa fluidité et une source dans le passé ; une maison où vécut un poète gallois, Dylan Thomas, géographie et figure de l’extérieur redonnant une existence à un ailleurs au-delà du confinement. Un ailleurs où Bolano n’est pas physiquement présent au moment il lit l’article de ce journal en anglais sur la maison de Dylan Thomas, mais dans lequel il peut se projeter en imagination, en pensée et en adresse. Et il s’y projette d’autant plus facilement que les poètes, dont fait partie Thomas, sont ses maîtres à penser, ses camarades d’intériorité, ses repères depuis l’enfance[4]. Aussi, dans Monsieur Pain, du haut[5] de son éternité d’écrivain qui surplombe d’un demi-siècle l’année de la mort de Vallejo, l’un de ces poètes qui l’ont accompagné toute sa vie durant, lorsqu’il met en scène l’absence d’une catastrophe aux conséquences visibles dans l’aquarium d’un café parisien à la clientèle rare, il nous semble qu’il matérialise un lieu hybride qui a à voir avec sa propre expérience de la survie. L’aquarium prend en quelque sorte les traits d’un improbable lieu chimérique, à mi-chemin entre monde clos et monde ouvert, entre temps arrêté à l’intérieur (de soi et de la geôle) et temps vécu à l’extérieur, entre non-vie de l’intérieur et non-mort de l’extérieur; L’aquarium devient cet «  espace-temps artificiel » projeté hors de Bolano, à partir de son expérience, et dans lequel nous pouvons tous regarder ; un lieu où le hors-temps intérieur (nature « enfermée ») se mêle au temps (humain) extérieur de la contemplation ; un monde clos, éternel, permettant au spectateur de s’y contempler (dans les traces humaines de la catastrophe) alors qu’il n’y est pas (ou plus) ; un lieu où sont enfouis les déjà morts de la catastrophe absente mais visible et devenue éternelle dans la forme inaltérée, rendue à la nature, de ses traces. Ce que l’aquarium devient alors, c’est un lieu de survivance, un lieu recréant l’intériorité muette et hurlante du survivant, comme pour l’en débarrasser, lui donner forme ailleurs afin que d’autres en soient témoins.

La solitude du survivant

Lorsque Monsieur Pain contemple l’intérieur de l’aquarium, peut-être y voit-il un reflet de sa propre histoire. Les trains, de facture allemande, éternellement figés et les cadavres enfouis le renvoient à son expérience de soldat sur le champ de bataille, et à la catastrophe de la grande guerre qui ne se dit pas comme telle dans l’aquarium mais continue à peser en lui, à l’asphyxier. A 21 ans, il eut les deux poumons brûlés à Verdun par les gaz ennemis mais il survécut. Il crut sur le moment que c’était grâce à sa seule volonté. Il se rendit compte plus tard que cela avait eu à voir avec la chance ; Bénéficiant d’une pension d’invalide, mais rejetant une société qui l’avait placé intentionnellement sur le chemin de la mort, il choisit de s’enfoncer plus encore dans la pauvreté (cette pauvreté que partagent les soldats du front, les seuls militaires qui meurent durant les guerres[6]) et adopta les sciences occultes puis le mesmérisme comme chemin de vie. La fiction constituée par Bolano autour de la vie de Monsieur Pain, qui a semble-t-il réellement existé dans l’entourage de Cesar Vallejo, donne à entendre la difficulté du survivant pour faire entendre sa propre histoire et sa solitude après la catastrophe. Lorsque les médecins se demandent comment il a pu survivre malgré ses blessures, ce n’est pas tant pour l’entendre donner sa réponse que pour accepter n’importe quelle explication. Son histoire singulière ne les intéresse pas. Ce qui leur importe ce n’est pas qu’il soit vivant, mais comment il peut ne pas être mort comme tous les autres qui finiront enfouis dans les tranchées ou enterrées là, à quelques encablures par milliers, par centaines de milliers. Le survivant est seul parce qu’il a survécu alors que tant d’autres y sont passés. Et il dérange, du fait de ce statut inquiétant, incompréhensible, quasi magique. Aussi Monsieur Pain embrasse-t-il à bras le corps la magie inquiétante dont il est auréolé pour continuer à vivre sa solitude de survivant, son état de non-mort qui ne vit plus vraiment ; invalide, pauvre, hors-temps social, il fait de la magie, des sciences occultes un lieu de survivance, un lieu qui relie l’instant éternel au présent temporel[7], un non-lieu de vie, et un lieu de non-mort.


[1]Au fond de l’aquariuem, sur du sable très fin, reposaient des miniatures de bateaux, de trains et d’avions, disposées de manière à simuler des catastrophes, des calamités figées dans un temps artificiel, et au dessus desquels circulaient quelques poissons rouges indifférents.

[2]« Un flot de cadavres, mais aucun à l’intérieur du train, qui, hors-mis les dégâts causés par son séjour dans l’eau, était indemne. »

[3]Voir à ce propos les documentaires de Patricio Guzman, et notamment Nostalgia de la Luz (référence)

[4]Références Carnet de Baile

[5]Référence Taubes – pour juger l’histoire il faut être à sa fin, là où elles s’est arrêtée.

[6]– « En cualquier cosa los que luchan en el frente son los pobres, y los que padecen en la retaguardia, tambien. No es asi, Monsieur Pain ?
– Tambien mueron algunos oficiales, Robert.
En verdad no recordaba haber visto muchos oficiales muertos.
Roberto Bolano, Monsieur Pain, P.84

[7]« Relier l’instant éternel au présent temporel, c’est l’œuvre de la magie dont le dernier rejeton est l’art » Jacob Taubes, Eschatologie Occidentale, De l’essence de l’eschatologie, P.9

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