To be or not to be Charlie…

(première publication le 15/01/2015)

En réalité, cette question n’en est pas une. Nous sommes dans un ordre de discours ou il ne peut y avoir de question. Il ne peut y avoir qu’une modalité. La substitution. Aucune Superposition n’est possible. Aucun rapport n’est possible. La fusion, l’opposition, ou le remplacement cher aux contempteurs d’un visage de notre culture qui leur fait peur, oui, mais ni séparation, ni échange, ni encore moins dialogue. On me dit, quelques personnes ayant vécu à une autre période, que les déclarations « Je suis un juif allemand » et “nous sommes tous des juifs allemands” avaient du sens dans les années 60 et 70, que cela permettait de donner une place à des oubliés et des rejetés. De faire montre de solidarité. De dire qu’on aurait pu être à leur place et que nous ne les rejetons pas pour avoir survécus, pour avoir traversé la catastrophe, vivants ou morts. Je me demande combien de personnes à la même époque étaient également des villageois biélorusses, des Tziganes, des homosexuels allemands, des tirailleurs sénégalais et j’en passe. A vouloir être tout le monde, tous ceux qui sont morts soit en combattant soit sans combattre, soit en soldat soit en civil, juif, chrétien ou musulman, il me semble qu’il ne resterait plus personne qui ne soit pas autre chose qu’elle même. Ou bien plutôt que puisque « tout le monde » deviendrait « personne » serait désormais impossible l’expérience de la différence, du rapport à la différence, de la singularité et même du hasard. Si la personne est originellement un masque et un ensemble de masques, la personne qui devient, ou plutôt qui est tout le monde, n’a plus besoin de masque puisqu’elle est en même temps juive, sénégalaise, biélorusse. On retrouve cette grande neutralisation post-guerre dans les déclarations de communion « je suis Charlie » ou de désunion « je ne suis pas Charlie.»

Peut-être les personnes se disant être des juifs allemands dans les années 60 et 70 le faisaient-elles dans un contexte particulier, de déni, de rejet des juifs après la seconde guerre mondiale et les camps d’extermination, de difficulté pour les juifs d’exister socialement en tant que juifs ou avec les signes d’une « judéité » qu’il s’agisse du nom, de leur histoire ou d’autre chose (parenté, rituels…), notamment pour ceux et celles qui avaient survécu aux camps. Il n’est pas inutile de rappeler que même en Israël, après la guerre, les rescapés des camps n’avaient pas vraiment intérêt à divulguer leur passé et étaient appelés « savons » par les Israéliens. Nous ne pouvons dès lors nier la portée qu’ont pu avoir les déclarations de non-juifs se disant juifs. Cependant nous entrons par ce biais dans un ordre de discours du degré, de l’échelle ; certaines morts et certaines vies en valent plus que d’autres.

Dire « nous sommes tous des juifs allemands » signifiait, puisqu’alors ceux qui disaient cela ne disaient pas qu’ils étaient tous tirailleur sénégalais, que le juif allemand était celui qui méritait de notre part le plus de compassion, celui dont la mort et la vie étaient les plus symboliques, la plus infâme d’un côté et la plus méritante de l’autre au point de vouloir faire de tout le monde des juifs allemands. Cette forme de différentiation dans « l’être » amenait, entraînait avec elle, l’inverse de ce qu’elle était censée créer. Elle créait une forme de neutralisation. A partir de ce point d’origine nouvellement créé – avant je n’étais pas juif allemand, mais à partir de ce jour où je l’annonce, je le suis, ou bien ce jour-là je le suis devenu) pouvait se construire une pensée disséminante ou contagieuse – je suis cela, alors je peux être cela également, ou bien cela encore…ou encore tu es cela, mais moi je suis cela et cela – et binaire – Tu es juif allemand, mais moi je ne le suis pas.

Ce discours de substitution (de remplacement) censé faire apparaître celui ou celles ou ceux dont il est question, ceux ou celles qu’il s’agit de représenter parce qu’ils sont morts, d’honorer parce qu’ils ont souffert plus que les autres, parce qu’ils sont morts pour nous – « ils sont morts pour que nous soyons libres » est une phrase à la fois prononcée lors de la manifestation du 11 janvier 2015 et lue dans les médias à propos des journalistes de Charlie Hebdo, des gardiens de la paix ou de l’agent d’accueil tués le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi ; une phrase qui n’est pas sans rappeler un certain sacrifice christique. Elle fut prononcée par François hollande entre autres – produit l’effet inverse de celui recherché ; il vient recouvrir les morts ; il vient les enterrer plus profondément encore. Ce discours a quelque chose à voir avec la pratique cannibale, qu’elle soit chrétienne par l’absorption symbolique d’une partie du corps du christ ou de son sang, ou brésilienne telle que décrite par Montaigne au 16ème siècle ; une certaine pratique rituelle qui consiste à manger le corps de celui dont on veut prendre la force, l’habileté, ou le courage, pour ce qui concerne les journalistes de Charlie Hebdo, puisque l’on considère globalement dans les médias qu’il était courageux de leur part de caricaturer le prophète de l’Islam (ce qui donne à entendre le rôle joué par les médias lors de la publication des caricatures, faisant de Charlie Hebdo alors le symbole de la liberté d’expression). En disant « Je suis Charlie », Charlie disparaît avant même d’avoir pu réapparaître en tant que tel, en tant que ses auteurs, copains, amis, accordés ou non, morts lors d’un comité de rédaction. Ce discours a quelque chose à voir avec la morale, et son double la vertu ; « Je suis Charlie » quoi qu’il advienne désormais et j’en suis fier. Loin de moi l’idée que des journalistes méritent de mourir pour leurs articles ou leurs dessins, qu’il s’agisse de journalistes à Gaza, au Mexique ou en France, pour des raisons politiques, criminelle ou religieuses. Mais il est fondamental de se poser la question du contexte et des intentions d’écriture ou de publication de ces caricatures ; il est fondamental d’observer que Charlie n’était pas « Charlie » lors du comité de rédaction ayant abouti à la publication des caricatures de Mahomet, puisque les membres du comité de rédaction n’étaient pas tous d’accord et que le Charlie en question avait des allures de CharlieS ; il est fondamental de se demander ce qui a pu amener des français, des personnes vivant dans la société française, la constituant et constitués par elle, de langue française, éduqués dans les écoles républicaines, à se munir de Kalashnikov et à tirer pour les tuer avec sang froid sur des être vivants, à les considérer comme leurs ennemis mortels (un article paru dans reporterre donne à entendre une histoire, qui si elle ne vient pas justifier l’acte des frères Kouachi donne à voir leurs conditions d’existence de l’enfance à la vie adulte, conditions sordides et bien françaises). Dire « je suis Charlie » revient à dire des frères Kouachi qu’ils sont djihadistes et se suffir de cela. Les faire naître là. C’est ne pas se poser la question de l’histoire à la fois du journal et de ces hommes. C’est surtout se jeter la tête la première dans ce qui permet de ne pas se poser la question de notre propre rôle au quotidien dans une société où la violence institutionnelle a depuis longtemps circonscrit le conflit au champ de bataille ou à la zone à défendre, c’est-à-dire des endroits où la mort d’état rôde, et qui prône le consensus, le participatif, l’unanimisme machinique. Dire « Je suis Charlie » signifie utiliser le même registre de discours que les djihadistes d’Al Qaida au yemen dont le journal Inspire fait démonstration et écrit que les djihadistes sont « tous des oussama », ou encore le discours bleu, blanc rouge du front national qui ne cesse de proposer une image figée de ce qu’être français signifie, ou plutôt ne signifie pas puisque eux mêmes sont bien incapables de dire ce que Français veut dire. Dire « Je suis Charlie » revient à reconnaître les siens et éjecter tous les autres, à la manière d’un Zemmour qui verrait bien quelque chalutier renvoyer on ne sait où 5 millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Dans un pays de son imaginaire sans doute, celui dont ils et elles seraient issu-es. Celles et ceux qui disent « Je suis Charlie »  créent un espace clos dans lequel ils/elles se sentent en sécurité, protégé.es par la masse de tous leurs semblables et par le corps des êtres morts pour des idées ; dire “Je suis charlie” c’est en quelque sorte être protégé par leur mort (ils sont morts, c’est fini maintenant, je peux me parer de leurs idées) ou le rôle qu’on imagine leur faire jouer. Dire « Je suis Charlie » ressemble à l’affirmation d’une identité nationale exacte et tangible, caractérisée par un certain nombre de traits, de qualités, de droits, de devoirs, mais surtout par une forme d’esprit, de fantôme qu’on ne saurait décrire, mais qui serait bien là ; lui en est, lui n’en est pas. Le blanc né à Macon l’est assurément, le moins blanc né au même endroit, c’est moins sur. Surtout s’il est musulman. Couleur de peau, texture des cheveux, accents, vêtements…Charlie représenterait donc cette identité en quelque sorte. Certains parlent de Laïcité, d’autres de modèle républicain. Un bon musulman doit prouver qu’il est intégré, doit venir manifester sa solidarité, pour montrer ainsi que la communauté des croyants de l’Islam, ou des personnes de culture musulmane, ne sont pas communautaristes. Injonction paradoxale, d’unité dans l’absence exigée de corps. Dimanche 11 janvier, il semble que la manifestation ait réuni un corps pourtant ; un corps de peuple ; blanc, majoritairement, de classe moyenne, entre autres caractéristiques notables. Il y a des corps que l’on tolère plus facilement que d’autres puisque ceux qui composaient ce corps là pouvaient être à la fois extérieurs à la victime, la voir, et intérieurs, c’est-à-dire se voir là-bas par les yeux des morts. « Je suis Charlie », je suis celui là même qui est mort parce qu’il était Charlie – une rhétorique que les journalistes de Charlie Hebdo ne semblaient pas utiliser, à lire Luz ou Philippe Lançon. Être Charlie ou faire corps avec celui qui est mort et lui survivre. Être aux deux places, voire aux trois places en même temps ; être le mort, le survivant et le spectateur loin du feu, loin de la catastrophe, imaginée advenue et terminée. Il y aura un avant et un après Charlie nous dit on, Val, quelques députés et beaucoup d’autres. Sous la lapalissade, le point de départ. La renaissance. La Résurrection.

Les survivants sont des héros, les morts des martyrs (On peut lire sur la page d’accueil du site Web de la BNF, au seuil du savoir absolu, que les journalistes de Charlie Hebdo tués le 7 janvier sont des martyrs). Nous nous trouvons ici dans un registre de discours et d’existence dans la continuité binaire et contagieuse de l’être ou ne pas être Charlie. Dans un livre écrit en 1984, The minimal Self, Psychic Survival in troubled times, Christopher Lasch distingue 2 attitudes de vie sociale « parmi la population alarmée devant la détérioration des conditions sociales et matérielles de vie sur la planète » : le survivalisme apocalyptique ou l’apathie ordinaire. « Le contraste entre ces deux attitudes » nous dit l’auteur, « entre l’activisme apocalyptique d’une élite survivaliste auto-proclamée et l’indifférence aux idéologies du citoyen lambda, émerge clairement dans un film de Louis Malle, My Dinner with André. D’un côté, Wallys, ancré dans son quotidien New Yorkais, « qui défend les conforts et commodités du quotidien face au mépris affiché par André pour le matérialisme insouciant et la culture de masse… »’Turning on an electric blanket’, according to André, ‘is like taking a tranquillizer or…being lobotomized by watching television.’ Wallys replies that ‘our lives are hard enough as it is. I’m just trying to survive’ he says… ‘…to earn a living.’ »

Étrange résonance avec d’un côté les millions de Charlie sortis dans les rues ce dimanche 11 janvier 2015 et de l’autre les quelques journalistes baignant dans une mare de sang au siège social de Charlie Hebdo. La catastrophe a eu lieu. Le réel, tel un rideau de fer à l’échelle nationale voire internationale, est retombé lourdement, saisissant au passage la vie de douze personnes, puis plus tard de cinq autres, sans oublier celle des trois tueurs.
 

Les secousses liées à cette chute du réel ont touché tout le monde. Tout le monde a ressenti ce moment de bascule dans un autre temps, un autre espace, ou plutôt, au moment de l’annonce, l’arrêt du temps dans la confusion de sa perception : sommes nous le 1er avril ou bien est-ce une erreur ? La catastrophe tant redoutée d’un côté, tant prophétisée d’un autre, tant débattue de part et d’autres avait eu lieu et des millions de personnes réfugiées en temps normal dans leur apathie urbaine, « se souciant de leur survie dans le sens le plus étroit du terme…qui soutiennent les lois tant que cela ne menace pas leur travail » ont pu voir en direct le moment où tous les temps convergent, l’apocalypse, la révélation. Le moment tant craint par chacun d’entre eux pour sa propre vie confinée à l’essentiel ; métro, boulot, dodo. Alors chacun s’est senti soit minimaliste, soi maximaliste. « Je suis Charlie » signifiait pour celui ou celle qui l’énonçait ainsi qu’il ou elle avait survécu à ce pour quoi elle ou il ne prenait plus aucun risque, afin de ne pas mourir immédiatement si cela devenait. Dans le même temps, ils ou elles ont survécu à ce qui constitue le fondement même de leur devenir, « leur non-devenir », la catastrophe, la rupture. De l’autre coté, les « je ne suis pas Charlie » savaient que la catastrophe était là, depuis longtemps menaçante, que Charlie en était un signe, un symbole, un vecteur, tout en n’étant pas la cause originelle. Ceux et celles là virent leur prophétie réalisée, Charlie avait fait preuve de sa continuité idéologique avec un discours apocalyptique, marchandant leurs élucubrations aventureuses dans les territoires d’un glissement sémantique et politique opérant de toute part, qu’il s’agisse du discours institutionnel (loi sur le voile, délit de faciès…), idéologique (conflit civilisationnel, le grand remplacement, identité nationale ) ou social (l’intégration, la communauté…). Charlie frayait avec les démons de notre culture coloniale, en se parant des atours de Journalistes-caricaturistes intouchables en “démocratie”. La carte de presse devenait fétiche.

4 millions de personnes sont sorties dans les rues pour être Charlie, les morts en martyrs, et les survivants héroïques. « Je suis Charlie » révèle de celui ou de celle qui l’ânonne à tue-tête la faculté de survivre, le bien fondé de son choix. L’ânonneur peut retourner calmement désormais chez lui, plus fort de cette communion avec le corps des martyrs, plus fort de cette immortalité devant l’apocalypse vaincue.

En attendant la suivante, il regardera la télévision ou l’écran de son ordinateur et enverra 6500 tweets par heures sur d’autres sujets. Voilà la forme du corps de dimanche lorsqu’il est au repos et repu de sang.

Être ou ne pas être Charlie, telle fut la non-question.

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