The Congress ; l’éternité moins vingt ans.

Paru dans La Soeur de l’Ange, n°15 “A quoi bon l’éternité ?”, 24/06/2016
(Sur le capitalisme, l’IA, les auteurs, les acteurs, et notre indevenir)

Être mort, mon amour, ce n’est pas seulement être mort, c’est n’avoir jamais existé. Cela, nous ne l’apprenons jamais assez tôt, sinon nous nous réveillerions et serions puissamment étonnés.

                                                                                                   Günther Anders [1]

Trois mots zèbrent un écran noir de leur encre tournesol ; « Twenty years later ». L’insert flotte quelques secondes à peine entre deux séquences, entre deux temporalités au goût amer d’éternité. Un moment seulement. Un instant durant lequel je ressens un mélange de tristesse et de joie que j’aimerais pouvoir éprouver jusqu’à la fin du film. Un insert que je prie de rester le plus longtemps possible. Pas pour moi. Pour les personnages, ce qu’ils représentent, ce qu’ils vont perdre si cet espace noir est remplacé, si cet espace noir est déplié dans le chapitre suivant comme les dimensions invisibles d’un monde que l’on aurait besoin de disséquer pour en apprécier la beauté.

Depuis que Peter Jackson n’a pas rencontré Tolkien, puisqu’il faut toujours trouver une origine, depuis cette non-rencontre entre un réalisateur surdoué et un auteur inégalé, depuis surtout que le cinéma s’imagine le terrain de jeu des technologies du numérique et de la représentation coûte que coûte d’un imaginaire tel qu’il devait pré-exister à l’œuvre écrite, les adaptations du genre littéraire à l’écran ne procurent que rarement autre chose que de l’amertume. Elles ont bien souvent le goût de bonbons pré-mâchés et ne laissent aucune place à l’imagination. Tout est là. Leur seul but est de remplir un espace flottant, une zone en friche, d’images numériques fixées à jamais sur le fond vert de nos psychés, là où aurait pu s’installer un dialogue entre une œuvre écrite et une œuvre cinématographique, une continuité discontinue, une transmission à l’œuvre avec l’œuvre comme transmission.

Il reste tout de même que lorsqu’une adaptation d’un livre de Stanislas Lem par Ary Folman et avec Robin Wright sort en France et se voit menacée, faute de public, de ne rester que quelques semaines dans les salles parisiennes, il devient difficile de résister au désir de filer au Cinéma Christine pour s’affaler dans la pénombre. Lem est un auteur qui ne se prend pas au sérieux mais écrit avec humour, distance et intelligence sur des sujets extrêmement sérieux, voire préoccupants.

The Congress est l’adaptation par Ary Folman du Congrès de futurologie de Stanislas Lem. Elle se présente dès le générique comme autre chose qu’un film. Robin Wright est le seul nom qui apparaisse dans le casting. Robin Wright…at The Congress. Il ne s’agit pas de The Congress en tant que film dans lequel Robin Wright joue, mais de The Congress en tant que ce à quoi elle participe et qui se présente à nous sous la forme d’un film. La frontière entre actrice et personnage est floutée dès les premières secondes. Il s’agit de suivre Robin Wright comme d’autres purent suivre en leur temps les Groucho Marx at the race ou at the circus, à une autre époque du cinéma. La frontière entre personnages et acteurs y était similairement étroite mais l’image des acteurs et actrices n’était pas archivable dans chaque foyer, dans quelques clusters d’un disque dur à capacité teraoctetique. Lefilm s’ouvre sur un plan rapproché du visage de Robin Wright, immobile, le regard harponné au nôtre. Une larme coule. Derrière elle, une grande baie vitrée panoramique laisse entrevoir les formes confuses de ce qui semble être un jardin, un fauteuil de terrasse, un cerf-volant rouge virevoltant, seul objet en mouvement à quelques dizaines de mètres du sol. Nous sommes plongés dans l’intimité de Robin Wright, à l’endroit où pourrait se tenir un amoureux, un enfant, un parent, un ami. La caméra cache une partie du front, révèle l’absence de maquillage, l’irrégularité des tonalités de la peau tout comme le ferait un regard porté de très près sur elle, une main dans la sienne, sans pouvoir distinguer le sommet du crâne ou autre chose que les lignes hésitantes de son cou. Dès la première seconde nous sommes témoins de la tristesse d’une femme dont nous connaissons le nom et le visage, et qui ne joue pas un rôle, ou bien qui joue son propre rôle. Dès la première seconde, nous sommes incontournables et détestables. Son regard est fixé sur la caméra, sur nos yeux, sa bouche aux lèvres serrées, la tristesse que dégage l’ensemble de son visage nous interdisent toute fuite, toute irresponsabilité dans le drame qui la frappe ; dans le même temps son regard semble perdu, nous ne pouvons pas partager sa tristesse, nous ne la connaissons pas réellement, nous ne connaissons que son nom, sa qualité d’actrice, sa liaison avec Sean Penn et quelques films dans lesquels elle a joué, Princess Bride…Vraiment, c’était elle ? Oui. Plus jeune. Très drôle ce film, tu te souviens. Oui, et toi, tu te souviens de The Pledge? Non, elle jouait dedans ? Oui, et du film de Nick Cassavettes ? Non.

« Robin».

Un personnage hors-cadre la hèle. « Look at me, Robin». Et les paupières de Robin Wright de se fermer. Puis Robin de tourner la tête vers son interlocuteur. Il s’agit de Harvey Keitel. Ou bien non, il s’agit là d’un personnage incarné par Keitel. Un agent, l’agent de Robin Wright, l’actrice dont l’actrice Robin Wright joue le rôle. La voix d’Harvey Keitel incarnant ce personnage nous renvoie à la qualité cinématographique de ce à quoi nous assistons. Cependant, nous sommes toujours là, il est trop tard pour partir. Le Congrès, un congrès, s’est réuni au Christine pour juger de la performance d’actrice de Robin Wright jouant le rôle de Robin Wright, actrice, dont son agent dit qu’elle ne s’est pas facilité la tâche dans ses choix de films et qu’aujourd’hui elle n’a plus le choix. Lui non plus. Le studio pour lequel il et elle travaillent leur lancent un ultimatum, un contrat de la dernière chance.

La première partie du film de Ary Folman ne suit aucunement le verbe ironique de Lem ni sa trame narrative ; nous suivons une actrice de chair et de sang et son double cinématographique dont les débuts de carrière prometteurs contrastent avec l’aube d’une déchéance annoncée par son agent et l’industrie des images mouvantes. Il est proposé au personnage principal du film, incarné par celle-là même dont elle est le double, d’être remplacée pendant une durée de vingt ans par un avatar numérique entièrement géré par le producteur avec qui elle fait affaire depuis son premier et dernier succès, Princess Bride. Robin Wright, le personnage, refuse puis accepte, tandis qu’en écho, dans l’ombre portée de cette décision s’inscrivent les choix similaires de carrière de l’actrice de chair et de sang. Elle(s) refuse(nt) pour ne pas se perdre l’une et l’autre ; elle accepte pour préserver sa famille, sa vie de femme. Mère de deux enfants, dont Aaron atteint d’une maladie dégénérative des sens, c’est principalement pour lui qu’elle accepte ce dernier non-rôle, après que le médecin déploie en même temps qu’un diagnostic sans appel ce à quoi ressemblera le futur d’Aaron une fois privé de ses sens « Aaron has a beautiful mind. He is taking the information in and he is translating it in his own way, that’s a gift. He hears the word Throne, he says Alone, but he is perfectly aware of what he is doing. Now imagine what movies will be like in 50 years. I think this is somewhat similar to what aaron is doing… Les cinéastes fourniront des stimuli électroniques que le cerveau traduira selon le subconscient de chacun. On donnera aux gens les données d’une histoire, et ils prendront leur mère, ou leur copine pour incarner Marlène Dietrich ou vous. Selon ce qui existe dans leur cerveau respectif. C’est exactement ce que fait Aaron. C’est un cas rare et il est en avance sur son temps de plusieurs décennies. » Robin Wright décide en signant ce pacte de conserver sa liberté pendant vingt ans et d’accompagner son fils dans son devenir adulte en marge des sens. Vingt ans pendant lesquels elle ne pourra jamais intervenir sur les rôles que son avatar incarnera, vingt ans pendant lesquels elle ne pourra pas s’adresser aux médias, vingt ans pendant lesquels elle vivra de l’exploitation de l’avatar la représentant tout en restant dans l’anonymat le plus total auprès du public qui fit d’elle une star et qui simultanément continuera à aduler son double algorithmique dénué de ride, nimbé d’éternité. C’est sa mort d’actrice qu’elle concède, c’est l’éternité de son image mouvante qu’elle crée, c’est sa vie de femme qu’elle achète. Tandis que les machines la clonent, la criblent de leurs yeux électroniques pour mieux la faire apparaître comme avatar et disparaître comme actrice, la vident de sa substance cinématographique, elle pleure, rit, vit pour la dernière fois dans la peau de l’actrice Robin Wright pour se fondre en l’inconnue Robin Wright dont le chemin d’existence nous échappe, dont la destinée nous est étrangère, dont l’univers, les lectures, les colères, les mots d’amour à ses enfants, ses amants, ses amis disparaissent pendant 20 ans derrière un panneau noir où trois mots jaillissent dans un jaune tournesol.

Twenty years later.

Dans l’espace-temps de cet insert panoramique de la taille d’un écran de cinéma, nous cheminons à la fois en marche arrière et en marche avant. En marche arrière parce que le panneau annonce, avant même que ces vingt années aient pu nous manquer, qu’elles sont déjà terminées, que nous n’en avons rien vu, nous autres qui étions si intimes de Robin Wright sans être physiquement auprès d’elle dès l’ouverture du congrès. En marche avant parce que le panneau va disparaître, qu’il est le symbole annonciateur, à l’instar d’Aaron, de l’avènement d’un désormais, d’un après et qu’il nous entraîne irrésistiblement vers ce qui n’est pas encore là mais qui se construit sur ce que nous n’avons pu qu’imaginer durant ces quelques secondes, un cerf-volant rouge, une famille au complet, enfants au visage d’adultes, adulte au visage ridé, vingt années de vie sans congrès, sans spectateurs, sans vie divisée. Le panneau disparaît. Il laisse dès-lors apparaître ce pour quoi il avait été créé, symbole d’une longue liberté et de son achèvement abrupt ; une route serpentant au milieu d’un désert, sur laquelle roule Robin Wright au volant de sa Porsche, vers l’hôtel de luxe d’un monde d’avatars afin d’y renégocier son contrat.

Nous vivons une expérience unique. Elle sera bientôt recouverte à jamais. C’est de cette disparition dont il est question dans le film d’Ary Folman. La disparition de l’expérience, du présent et du monde sensible. C’est à cet endroit que The Congress rejoint Le congrès de futurologie de Stanislas Lem, c’est à cet endroit-là que l’adaptation cinématographique de l’œuvre littéraire est réussie, c’est à cet endroit-là que la transmission s’opère. C’est à cet endroit que le spectateur aimerait ne plus avoir à entrer, aimerait freiner de toutes ses forces à la place d’accélérer comme le fait Robin Wright au volant de sa Porsche. Il aimerait revenir coûte que coûte à l’annonce couleur tournesol de la disparition cinématographique de « Vingt années » qui les rendaient aussi précieuses qu’un premier baiser, qu’un premier envol onirique, qu’une première lecture de Solaris. Il aimerait rester là. Devant cet insert. Que cet insert reste là. Éternellement. Par pitié épargnez-nous, épargnez-là, laissez-là en paix !

La loi du cinéma est plus forte que nos injonctions silencieuses. Le film ou ce qui en a pris la forme, nous étreint, nous impose une suite. Il fallait s’y attendre, nous sommes de mèche, assis devant l’écran, dans le noir, dans l’attente de ce qui nous effraie déjà, de ce qui nous remue les tripes. Une autre œuvre cinématographique avait eu la même puissance quelques quinze ans auparavant ; Guy Pearce y incarnait un homme ayant perdu la mémoire à court terme et qui décidait consciemment à la fin « du film [2]» de faire disparaître le moyen de se souvenir qu’il avait déjà accompli ce qui était censé l’apaiser, lui redonner la mémoire, lui permettre de vivre de nouveau en paix, libéré. L’horreur s’installait dans les dernières minutes et imbibait à rebours l’ensemble du spectacle auquel nous venions d’assister, poussant notre esprit à résister à l’inévitable choix de l’aliénation tout en revisitant l’impossible autrement vers lequel le film nous entraînait, une remontée du temps aux sources d’un mensonge révélé in fine mais constituant du tout narratif dès la première image, dès le générique. Robin Wright entre dans un monde d’avatars en inhalant une substance chimique ; elle ne le quittera plus. Ou presque. Dans l’hôtel d’un monde animé, les autres convives-avatars changent de forme, de visage, de voix, d’apparence en inhalant les substances hallucinogènes adéquates. La réalité qui leur est vendue dans un congrès de futurologues avides de jouissance immédiate, d’accomplissement de leurs plus profonds fantasmes, et de paix éternelle a pour principe vital la métamorphose et pour limite les imaginaires déjà constitués. Quant au monde palpable, sensible, empirique, il est relégué aux égouts. Wright signe une prolongation de son contrat, assiste impuissante à la révolte de défenseurs de la réalité contre les laboratoires d’une vie chimiquement imaginée, est enlevée, perd connaissance, se retrouve dans une chambre d’hôpital, puis est cryogénisée, pour être réveillée cent ans plus tard toujours sous la forme d’un avatar, d’un personnage de dessin animé. Ce qui la guide, la tient, la maintient en vie, la poursuit sans relâche, c’est la relation avec son fils, Aaron, avec qui elle communiqua pour la dernière fois sous sa forme d’avatar en arrivant à l’hôtel. L’impossible relation et le souvenir de ce que vingt années avaient rendu possibles pour elle, pour lui, pour eux la hantent, la nourrissent, la détruisent. Elle veut rejoindre son fils. Sa fille, elle, est mariée au sein de ce monde nouveau, fait de pixels, de couleurs, d’exotisme authentique, d’habitants aux traits de Krishnas, d’Hitlers, de Jésus ou de Groucho Marx. Son fils reste introuvable. Rien n’est interdit, rien n’est impossible pourtant ; tout est là, disponible, accessible. Il suffit d’inhaler et vous y êtes ; jeune devenant vieux, vieille devenant belle, mannequin devenant animal, animal devenant humain. Il existe même une substance illégale pour faire disparaître ce monde-là, faire réapparaître le monde d’avant sur lequel et à partir duquel se constitue l’humain devenu dieu psychimiquement. Un ami, amant, aimant, le lui procure. Les dorures, parures, postures, carrures s’effacent. Les non-murs tombent. Elle redevient femmes, de chair et de sang, Robin Wright et Robin Wright, revêtues de guenilles. Autour d’elles, les êtres-papillon, les femmes-tigresse, les hommes-hitler, les enfants-groucho marx, les name it here and you’ll have it, cèdent la place à des hordes de gueux au regard fixe, se nourrissant d’une pâte visqueuse, déambulant à demi-nus, aveugles aux ruines qui les entourent, encadrés par des hommes en arme et des robots, enchaînés par une substance chimique faisant de leur psyché le nodule d’un réseau psychimique global dans lequel chaque conscience partage avec les autres un imaginaire commun, et peut le modifier, s’y dédoubler, manger du caviar à volonté, ou baiser avec des extra-terrestres, des champignons ou sa propre grand-mère. Robin Wright découvre la vérité d’un monde surpeuplé, affamé, maintenu en gestation psychimique tandis que quelques élu-es vivent leur réalité de mortel-les dans des zeppelins arrimés au sol. Elle apprend du docteur toujours en vie ayant suivi son fils, qu’Aaron l’a attendu, encore et encore, puis a décidé de rejoindre la cohorte d’enchaînés. Aaron était autre chose qu’un signe apocalyptique. Il était à la fois le singulier d’une nouvelle espèce et le dernier humain d’un monde mourant, l’héritier et l’héritage d’une pratique, d’une forme de pensée, d’une manière d’être qui tendait historiquement vers un monde de « cellules » fermées sur elles-mêmes, toujours connectées entre elles, sortes de monades sans fenêtres autres que des stimuli électroniques et l’imaginaire préfabriqué en chacun d’un monde commun. Robin Wright ne le retrouvera jamais dans le monde palpable, et encore moins dans le monde psychimique. Elle choisira de ne pas mourir en femme. Elle inhalera une dernière fois la substance nécessaire. Elle ne revivra pas sa gloire de star naissante, ses amours, la naissance de ses enfants, celle d’Aaron, sa croissance, les débuts de sa maladie, ses choix d’actrice, le contrat, les vingt années, l’hôtel, son avatar, son enlèvement…elle ne « revivra » pas l’ensemble de sa vie, elle l’effacera en la rejouant psychimiquement sous la forme d’un avatar. Elle fera de nous les témoins de sa désunion avec une histoire de bruit et de fureur. Elle choisira d’en changer la destinée, de ne jamais prendre conscience qu’elle vit enchaînée, qu’elle n’est qu’une errante parmi d’autres dans un monde en ruines, et retrouvera in fine l’avatar d’Aaron, dans un paysage désertique, aux abords d’une caravane, pleinement en possession de ses « cinq sens ». Un cerf-volant rouge flotte une vingtaine de mètres au-dessus de son visage. Son visage se tourne vers la voix qui le hèle doucement : « Aaron… ». Son visage se tourne vers la caméra, harponne notre regard. Ne pas regarder, fermer les yeux, y croire encore.

Il ne nous est plus permis de reculer, de cheminer en marche avant et en marche arrière.

Il n’y a plus rien sous nos pieds, plus rien sur quoi s’appuyer, plus rien vers quoi se tourner.

Un seul regard.

Le congrès peut prendre fin.

Tous ses membres sont invités à sortir de la salle et à retourner à leur éternité programmée.


[1] Visite dans l’Hadès, Breslau, 1966, p.99

[2]    Memento, Christopher Nolan, 2000

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