Souviens toi d’oublier l’inoubliable
L’erré, l’oublié et la mort : lieux, temps et expériences du récit de l’expérience – l’œuvre comme transmission de l’expérience.
Jacques Austerlitz est un infatigable chercheur, qu’il s’agisse de découvrir des « airs de famille[1] » entre les bâtiments monumentaux qui composent les fondations architecturales de l’ère capitaliste, ou de dévoiler les matières et matériaux empiriques (erré) et mnésiques (oublié) d’une partie de son enfance ; il s’agit ici des cinq premières années de son enfance qui se révèlent progressivement et fragmentairement à lui comme un vécu constituant mais disjoint de son présent et jumelé à un présent devenu permanent, le « présent » de ses parents juifs tchécoslovaques lorsqu’ils l’envoyèrent, alors âgé de cinq ans et demi, au Pays de Galles au tout début de la seconde guerre mondiale. Un présent comme présent de leur dernière présence à ses côtés, comme dernier temps commun d’une première partie de vie. Le narrateur quant à lui est également un universitaire dont nous n’apprenons que peu de choses par le texte, or mis le fait qu’il a tout à voir avec Sebald lui-même, qu’il en est en quelque sorte un double littéraire. Si c’est le narrateur qui nous sert de guide et de conteur second, cest-à-dire de raconteur du récit que lui livre Jacques Austerlitz de ses propres recherches, la silhouette de l’auteur W.G Sebald n’est jamais loin ; son erré vient se superposer sans s’y substituer à l’errance du narrateur. Le récit d’Austerlitz, le roman, se développe à mesure que la matière spatio-temporelle du vécu d’enfant découverte par Jacques Austerlitz est délivrée oralement au narrateur, puis reportée par ce dernier sous forme « de mots clés et de phrases télégraphiques[2] » dans son carnet après leurs rencontres, et enfin reconstituée d’après ces notes pour rejouer dans un récit la multitude de fragments de vie narrés par Jacques Austerlitz et les enserrer dans la narration constituante d’Austerlitz comme unité textuelle avec un début et une fin. Austerlitz prend comme point de départ les conditions improbables de la première rencontre entre Jacques Austerlitz et le narrateur, et comme terme final leur dernière entrevue et le retour sur les lieux de l’erré premier du narrateur (Anvers). Les nombreux temps et espaces convoqués à un même niveau au sein du récit composant le roman, c’est-à-dire dans la continuité de la narration première, initiée par le narrateur d’Austerlitz et prenant comme source un voyage à Anvers, sont désenchevêtrés dans la lecture au présent[3] à mesure qu’ils se succèdent et se superposent dans le récit. Austerlitz, dernier roman écrit par W.G. Sebald, fait se croiser littérairement deux errances, celle du narrateur et celle de Jacques Austerlitz, à partir d’une littéralité ou d’une matérialité première que l’on peut imaginer avoir eu lieu entre Sebald et la personne ayant inspiré la figure de Jacques Austerlitz, qu’il s’agisse ou non d’une rencontre ayant eu lieu dans le « monde physique »[4]. C’est cette matérialité première que nous appelons l’erré, c’est-à-dire la matière spatio-temporelle telle que traversée singulièrement par un être humain et dont il cherche à rendre compte comme matrice de son expérience au monde. L’errance est ce qu’un récit singulier fait de l’erré comme matière du réel et d’un rapport au réel dont on ne peut pas tout dire, qu’on ne peut englober (ou recouvrir) comme totalité par et dans le récit. L’idée de totalité du réel à décrire, si peu réelle soit-elle, sert cependant à la fois d’obstacle au récit de ce réel ou de sa remémoration (puisque cela ne peut se faire « pleinement ») et de libération par le récit de l’idée de totalité du réel tel qu’il a permis qu’on en parle pour s’en défaire (cf Kant – idée d’une histoire universelle, Opuscule sur l’histoire). L’articulation littéraire de deux errances premières (errances comme transformation singulière par un récit de deux errés constituant d’une expérience, ou plutôt de deux matières à expérience distinctes dont on ne peut rendre compte qu’incomplètement[5]), c’est-à-dire leur interruption à toutes deux dans la rencontre mise en récit entre le narrateur et Jacques Austerlitz, transfère dès lors au récit la qualité de l’errer des trajectoires interrompues.
Cependant ces errés ne peuvent être saisis directement sous la forme de l’errance ; avant d’être récit mais après avoir été vécu, l’erré fait place à l’oublié ; l’erré est insaisissable (on peut parler ici de non-totalité) mais constituant d’une expérience possible ; il devient l’oublié comme transformation empirique de cette non-totalité insaisissable, mais également comme matière fantomatique de cet erré dans laquelle puise l’être humain ayant vécu cet erré singulier pour rendre compte de son expérience, ou encore la finaliser comme expérience en en rendant compte singulièrement au présent. Si l’erré ne peut faire l’objet d’un récit complet, c’est-à-dire couvrant l’intégralité de sa matière spatio-temporelle telle que traversée singulièrement, ce dont peut se souvenir l’être singulier qui opère cette traversée ne peut pas non plus couvrir l’intégralité de la relation au réel tel que vécu dans l’erré. L’oublié n’est pas l’oubli, mais la possibilité du souvenir en tant que matière seconde issue de l’erré tel que celui ou celle qui l’a vécu le rejoue en images-mémoires. Nous empruntons le terme images-mémoires à Siegfried Kracauer tel qu’il apparaît dans un essai intitulé Photography[6] et publié en 1927 ; pour Kracauer, les images-mémoires qu’il oppose aux photographies, sont des images mnésiques singulières produites par une personne pour ce qu’elles contiennent d’un rapport signifiant au réel tel que vécu pour cette personne, qu’elle soit ou non consciente du sens en questions « No matter which scenes a person remembers, they all mean something that is relevant to him or her without his or her necessarily knowing what they mean…memory images retain what is given only insofar as it has significance ».
De la même manière que le vécu singulier de l’erré ne peut être réitéré, mais seulement répété, le remémoré de l’oublié ne peut être réitéré[7], mais peut de la même manière se répéter. L’oublié n’est pas un réservoir d’images-mémoires qui seraient des instantanés ou des images fixes accessibles tels quels ou disparaissant tels quels à mesure que l’oublié se constitue dans le temps. L’oublié est une matière-mémoire potentielle en lien à un erré et dont l’actualisation par une image-mémoire ou plusieurs images-mémoires se fait toujours en accord avec le présent et le contexte de la remémoration et en leur sein ; aussi la matière–mémoire n’est-elle pas tant un rapport au passé, qu’un rapport sans cesse actualisé dans le présent et le contexte de la remémoration à un vécu d’une matière spatio-temporelle traversée physiquement, sensoriellement, émotionnellement et intellectuellement, et constituant au présent d’un lien, d’un rapport singulier au monde. Aussi, ce qui surgit au présent de l’oublié n’est pas tant une seule image-mémoire qu’un devenir mémoire dans une image présentée de nouveau sans jamais être la même ni identique absolument à ce qui a été vécu. La mémoire aurait donc plus à voir avec un présent en transformation, qu’avec un dit passé vécu, par le lien sans cesse opéré avec ce qui le constitue toujours et qui n’est plus de l’ordre d’une matière spatio-temporelle traversée physiquement, mais son ombre portée dans une matière-mémoire, c’est à dire l’oublié. L’oublié est une obscurité au même titre que l’erré, en ce sens où ce dont peut rendre compte et rendre visible n’est qu’une infime portion de ces deux non-totalités et de ces deux idées de totalité; Dans le livre du retour, journal autobiographique d’un « retour » des camps sibériens écrit par Julius Margolin, l’auteur donne à entendre la valeur d’obscurité de ce qu’il appelle pour sa part l’oubli et qui est constituante de la mémoire, ainsi que le surgissement dans un présent précis, non remplaçable, dans un temps identifiable d’une image mémoire singulière « Si je devais qualifier d'”éclaircies” ces scènes ou ces images qui, en vertu de leur sens caché et énigmatique (mais parfois compréhensible), surgissent de l’obscurité de l’oubli comme éclairées par un rayon spécial – trouées donnant sur les profondeurs de l’inconscient, vers la vie souterraine de l’âme – alors c’était une des toutes premières éclaircies [8].» C’est de ce que je nomme pour ma part l’oublié que peut jaillir ce qui est aujourd’hui nommé mémoire ; par conséquent cette dernière n’est jamais existante en tant que telle. Elle se constitue de nouveau à partir de la matière de l’oublié, c’est-à-dire elle se répète et actualise un rapport à cette matière-mémoire, comme ombre portée d’une matière-empirique, dans le présent de la remémoration qui ne cesse de rejouer un rapport singulier à un temps et un espace vécu dit passé toujours constituant mais jamais re-constituable tel quel ; Un temps et un espace qu’on n’a pas pu saisir dans sa totalité parce que cela est impossible, ou lorsque cela l’est, c’est au détriment du présent comme temps de la transformation[9] qui devient dès lors un temps de l’inertie ou de la réitération. C’est alors que surgit l’oubli comme forme figée de l’oublié, et par extension comme forme figée de la mémoire qui n’existe plus en tant que possibilité mais en tant qu’absolu.
L’oublier est lié en premier lieu à une faculté humaine qui renverrait à un phénomène d’ordre physiologique ou psychologique touchant l’être humain, et qui a à voir avec l’expérience vécue et l’écoulement du temps « L’obscurité ne se dissipe pas, elle ne fait que s’épaissir d’avantage si je songe combien peu nous sommes capables de retenir. [10]» En second lieu, à son amplification à l’échelle sociale chaque fois que meurt un être humains dont la faculté de mémoriser est par nature limitée. Chaque vie qui s’achève est une victoire de l’oubli pur sur la possibilité de se souvenir, sur l’oublié à transmettre. Enfin, et surtout à sa radicalisation dans la disparition de la transmission, c’est à dire dans la disparition du fait de raconter, d’entendre et de consigner des histoires singulières « attachées à tous les lieux et ces objets innombrables qui n’ont pas la capacité de se souvenir.[11] ». C’est un oubli sans possible remémoration, un oubli en soi qui n’a pas d’alter-ego, de double dans le rapport au réel en regard d’un temps vécu passé, c’est à dire de souvenir, ou d’images-mémoires possibles. L’oubli pur est en quelque sorte l’effacement de l’oublié singulier remémorable et la disparition pure et simple de l’expérience singulière vécue à l’échelle personnelle, de toutes les expériences vécues à celle de la société, et qui sont à la source d’autant de transmissibles et de remémorables, c’est-à-dire la disparition de l’erré, objet même de l’oublié.
[1]Austerlitz, W..Sebald, P.41 « J’ai encore aujourd’hui en mémoire la facilité avec laquelle je suivais ce qu’il nommait ses pistes de réflexion, quand il dissertait sur le sujet qui était le sien depuis qu’il était étudiant, l’architecture de l’ère capitaliste, et en particulier l’impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’œuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares…ses recherches…avaient foisonné en d’infinis travaux préliminaires pour une étude exclusivement axée sur ses propres vues relatives aux airs de famille existant entre tous ces bâtiments. »
[2]Austerlitz, Sebald, P.XX
[3]Dans Austerlitz, à l’instar d’une l’épopée, « Le présent c’est ce dont on ne fait pas le récit. », pour reprendre une formule de Pierre Judet de la Combe concernant l’Iliade. Mais là également, le présent de la lecture ou de l’écoute du texte est le temps de la transformation d’une narration de tous les temps en temps de la narration, c’est-à-dire devient un temps séparateur ; Le temps transformateur, le temps de la métamorphose (de la métaphore révélée, ou de ce qui surgit de la métaphore) c’est le temps présent de la lecture, sur lequel se construit la distance à ce qui est montré et au quand qui s’y rapporte.
[4]je prends comme acquis que la rencontre décrite dans le roman a un précèdent en tant que matériau d’écriture, que ce soit une rencontre ayant eu lieu dans le monde palpable ou bien une rencontre imaginée, ou encore un savant mélange des deux. Ce que je nomme l’erré, l’errance, l’errer et l’erreur, peuvent se décliner en imaginé, imaginaire, imagination et image (ou bien encore en symbolisé, symbolisme, symbolisant et symbole)
[5]Il s’agira dès lors de préciser et de montrer que l’idée même de totalité est une aberration ; et que ce qui se décrit comme nécessairement incomplet n’est pas une description juste ; il faudrait ici parler de conditions insaisissables…à compléter
[6]Référence texte kracauer, photography, article, 1927
[7]Définir réitération (mécanique) en opposition à répétition (empirique)
[8]julius margolin, le livre du retour, les trains, P.232
[9]Traiter des cas extrêmes et « maladifs » que sont l’hypermnésie (mémoire totale) et l’amnésie totale
[10]Référence Austerlitz, Sebald
[11]Référence Austerlitz, Sebald