Le spectre du progrès

Le grand retournement, par Gérard Mordillat
(2015 – La soeur de l’ange n°14 – A quoi bon le peuple)

Effondrement. Voilà le terme qui vient à l’esprit dans les premières minutes du film tiré de la pièce de théâtre de Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre. Quelques alexandrins s’échangent entre un banquier et sa chargée d’affaires. Elle lui apprend l’ébranlement des marchés, la responsabilité d’un trader. Le banquier se réjouit que la presse fasse de ce dernier le bouc émissaire des pertes enregistrées par sa banque. Puis surgissent à l’écran des tours qui s’y effondrent, des cheminées dynamitées. Effondrement. Ce qui se révèle dans l’effondrement à l’écran, dans l’effondrement spectaculaire des symboles d’une ère capitaliste industrielle, intellectuelle, patriarcale, n’est pas tant l’effondrement d’un système bancaire puisqu’il vit encore, mais un effondrement qui a déjà eu lieu et que nous ne cessons de réitérer, de re-présenter, sans jamais pouvoir répéter, rendre visible afin de saisir à nouveau l’événement, la pensée, l’idée source et nous en débarrasser. Nous sommes déjà effondrés et rejouons sans comprendre les séquences de cet effondrement. La mise en scène du film de Gérard Mordillat déroute, mais le parti pris formel de faire évoluer ses personnages d’aristocrates du 21ème siècle dans les ruines d’un entrepôt désaffecté, ou d’une usine abandonnée, est une réussite. Nous habitons les ruines d’un capitalisme industriel déboulonné par les plus profitables capitalisme financier puis cognitif. Le désastre advenu n’est pas la déchéance d’un capitalisme industriel considéré comme socle de ses rejetons perfides et insidieux, mais la mise en œuvre d’un mythe déjà au travail dans la « destinée manifeste » d’un 19ème siècle triomphant outre-atlantique. Présidents, conseillers, banquiers occupent un palais vide, le symbole d’un empire de gravats.

A l’instar des villes détruites de la région de Fukushima qui renvoient à une double catastrophe écologique puis nucléaire puis de nouveau écologique[1] aux conséquences éternelles pour l’ensemble de la planète, le film de Mordillat, dans ses scènes aux décors froids de fin d’une culture, renvoie à une double catastrophe ; celle d’un capitalisme qui ne cesse de dévorer tout sur son passage, fait exploser l’humain et révèle l’immortalité comme possible, l’illimité comme chemin, et celle d’un mythe initial, cosmogonique, ayant trait à la place de l’homme dans le monde et au monde comme devenir-homme ayant rendu possible cette catastrophe éternelle. Le nuage de Chernobyl ne s’était pas arrêté à la frontière allemande ; de même un poisson irradié ne s’arrête pas de nager, n’est pas ignoré par ses prédateurs, continue à transmettre le mal et sa mémoire génétique, l’humanité, ou plutôt une certaine humanité. La contamination nucléaire rejoint ici la souveraine anthropophagie capitalistique comme méthode d’assimilation du monde à la « culture » occidentale, comme nouvelle forme d’une guerre éternelle dont personne ne peut sortir vainqueur si ce n’est la pensée qui la met en œuvre et son itération sans fin. Gunther Anders nous avait donné à voir l’efficacité de cette pensée appliquée à la guerre[2]. La guerre nourrit les fusils de balles, et elle fabrique souvent des morts, mais plus souvent encore des amputés, des blessés, et un nombre important de dommages collatéraux qui permettent de fabriquer plus de balles, d’alimenter la machine capitalistique pour préserver son caractère sériellement  immortel.

Akira Kurosawa avait rendu visible Fukushima avant l’heure en filmant la déchéance d’une société japonaise post-Hiroshima entrée de plein fouet dans une économie néo-libérale. Dode’s Kaden révèle une société japonaise vivant sur ses  décombres. Une société détruite continue à fantasmer, envier, voler, aimer, haïr, baiser sur les gravats,  dans les poubelles d’un monde dévorant ses propres restes. Les scènes de rêves architecturaux d’un enfant et de son père « sur-vivants » dans une carcasse de voiture, alors que ce dernier est en train de mourir, sont exemplaires de l’ininterruption fantasmatique pendant et après la catastrophe.

Chaque matin, un jeune homme sort de chez lui sous le regard triste et honteux de sa mère qui l’imagine fou. Elle prie chaque jour pour le salut de son esprit, psalmodiant une litanie de prières à des dieux invisibles mais présents par les icônes et idoles devant lesquelles elle se prosterne. Le jeune homme se dirige vers un garage à ciel ouvert où est parquée une locomotive. Il s’en approche, en fait le tour, nettoie les poignées des portières, grimpe à son bord et la démarre après avoir effectué quelques opérations, tourné une manette, réglé des niveaux et poussé des leviers. Cliquetis, grincements, claquements métalliques, bruits de la vapeur et du moteur ; les sons « réels » renvoient à la mécanique impeccable d’un train en marche ou sur le point de se mettre en branle. Sauf que le train n’est visible qu’aux yeux du jeune homme. Il avance, dodelinant, un pied puis l’autre, à l’allure du souvenir de la vitesse de croisière d’une locomotive réduite dans la réalité filmée du différentiel entre propulsion mécanique et propulsion humaine. « do…de…su..ka…den, do.de.su.ka.den, do.de.s.ka.den, dodeskaden…» De sa bouche jaillissent les sons produits par la machine invisible mais rendu présente dans cette imitation. Il semble heureux. Il suit le chemin tracé par des rails inexistants mais omniprésents. Lorsqu’il rentre une fois sa journée de cheminot achevée, Il ne veut pas faire de peine à sa mère et accompagne sa litanie. Comme tous les fous, non aliénés par la société qui le voudrait malade mental, il voit ce que les autres ne regardent plus. Il continue à perpétuer les gestes d’une société dans laquelle ce train là circulait, symbole d’une modernité fondée sur le progrès mécaniste et son accélération constante ; sa folie touche au génie puisqu’il est le seul à voir, à montrer, à faire circuler le symbole de ce qui a mené cette société à sa perte. Personne ne voit la locomotive, personne ne l’entend. Lorsqu’un habitant du dépotoir traverse les rails, sans faire attention à la venue de la locomotive derrière lui, le conducteur ne peut arrêter son train en marche et s’emporte contre l’imprudent. Le passant soupire devant la fragilité mentale du jeune homme et le maudit de lui avoir fait peur. Le mythe est là, sous-jacent, prologue de l’histoire à venir, en cours et passée, d’un présent de la permanence. La catastrophe d’un présent du passé devenu présent de tous les temps, berceau de tous les temps, tremplin fantomatique et obsédant, hante les actes de chaque habitant de ce dépotoir sans que personne y prête jamais attention. Dès lors le film de Kurosawa peut commencer.

A l’instar d’un Gunther Anders[3] à Hiroshima, Kurosawa redonne à voir ce qui a été détruit, redonne à voir les traces. Il détruit la destruction de la destruction pour la faire apparaître de nouveau. Il n’y a Pas d’espoir dans Dode’s Kaden. Cette société-là restera dans ses décombres tant qu’elle ne redonnera pas sa place, c’est-à-dire un temps-matière dont nous sommes toujours composés, au mythe à l’origine de son effondrement. Elle perpétuera son effondrement tant qu’elle ne se confrontera pas à ce qu’elle a inversé, que Hans Jonas appellerait le cours[4] de la métabolisation, et qui l’a changé lorsqu’elle fit de l’organisme un équivalent de la machine, de l’animé un équivalent de l’inanimé, de la métabolisation une fonction organique et non le processus de vie même dont l’organisme est issu et se perpétue. Un spectre habite cette société. Personne ne le voit, sauf le jeune homme aux commandes du train de vie ayant envoûté ses semblables. Pour ne pas sombrer dans la même démence, il habite le symbole spectral du mythe. Il le conduit pour ne pas être hanté par un mythe qui n’ a de cesse de nous pousser vers l’illimité sériel, et dont le caractère destructeur[5] est l’un des signaux.

Mordillat dévoile un autre type de fantôme, celui d’un Roi et d’une royauté dont les mœurs se prolongent dans une société incapable de voir ce qui la hante[6], mais capable de décapiter une seconde fois (une énième fois) son Roi à qui l’un de ses conseillers conseille de fuir. Mordillat invoque « l’insurrection qui vient » comme remède à la hantise, images de manifestations, de black blocs brisant des vitrines de banques, et maintient l’espérance enune renaissance. Pourtant l’insurrection ne peut venir ainsi « annoncée » sans devenir autre chose. Elle ne peut répondre par son urgence qu’à une urgence de même type; or nous sommes dans une temporalité plus longue ; une temporalité qui n’est pas celle de l’urgence, c’est à dire de la catastrophe comme événement venu ou à venir, mais dans une temporalité de la métabolisation, lente, de la vraie catastrophe initiale, de la continuité de cette catastrophe première là. Cet appel d’une insurrection à venir comme invocation finale, cette prémonition lancée par un premier ministre en fuite sur les décombres poussiéreux d’un régime invisible mais présent dans les mœurs entre dirigeants, ne parle pas. Elle dit pourtant ce qui ne peut se dire, mais seulement se faire in situ. Elle programme[7]. Elle remplace l’émergence de l’imagination singulière par l’imaginaire d’une action singulière, humanisante, humanisée avant même d’avoir été imaginée par chacun. En prenant ce statut annonciateur, pour pouvoir ensuite dire  « je l’avais dit », elle empêche toute réflexion, emplit l’espace d’un aprés-démonstration et ne laisse aucune place. Elle empêche quiconque de s’y faufiler et de prendre acte non de la prophétie mais de ce qu’il faut comprendre de ce qui se joue avant elle. La prophétie répond, surgit à l’endroit où devrait être laissée une tension. Elle donne une réponse là où auparavant avait commencé l’appropriation des enjeux ; là où auparavant avait été crée une dynamique du questionnement.

Le film s’effondre sur lui même alors même qu’il avait redonné sa place aux ruines, redonné à voir les enjeux et la marge de manœuvre. Il prophétise là où il aurait dû faire silence, ou plutôt laissé faire le silence après tant de paroles, tant d’alexandrins, tant de « dode’s kaden ». Il laisse sans voix en donnant à voir ce qui semble pour Mordillat la seule voie. Le discours tenu valait mieux qu’une leçon en conclusion, même si dans notre réalité une insurrection vient et qu’elle constitue une voie viable dans une temporalité double. L’urgence et la métabolisation. La distance de l’expérience et le temps divin de la contemplation. En l’absence de cette double temporalité, elle ne reposera que sur les cendres de ce qu’elle brûlera alors qu’elle doit en en garder non seulement la trace, mais également la honte, l’horreur, la terreur, l’incontinuabilité.

Sauf à vouloir faire d’un peuple l’hôte et le spectateur permanents de son effondrement, cette insurrection, si elle vient, ne saurait être ni programmée, ni invoquée.


[1]    Jean Luc Nancy, L’Equivalence des catastrophes : (Après Fukushima), Galilée, La philosophie en effet, 2012

[2]    La Haine, Günther Anders, Traduit de l’allemand par Philippe Ivernel, collection : Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2009

[3]    « On a reconstruit totalement Hiroshima…le résultat de cette reconstruction a été une double négation j’ai reproché ceci autrefois au maire de Hiroshima ‘Vous avez détruit la destruction. Doit on détruire deux fois ? Aucun enfant d’aujourd’hui ne sait plus à quoi la catastrophe a ressemblé. Vous avez ravagé l’image du souvenir…’ » Günther Anders – Et si je suis désespéré, que voulez vous que j’y fasse, éditions Allia, Paris, 2001, p.84

[4]    «  ‘quand nous désignons un corps vivant en tant que « système métabolisant ‘, nous devons inclure ici que le système lui même est entièrement et constamment le produit de son activité métabolisante, et en plus qu’aucune partie de ce ‘produit’ ne cesse d’être l’objet du métabolisme tout en étant simultanément l’agent de son accomplissement. Pour cette seule raison, c’est une erreur de comparer l’organisme à une machine…de même que la vague n’est rien d’autre que la somme morphologique des entités successives d’unités nouvelles dans le mouvement d’ensemble, qui avance grâce à elles, de même l’organisme devrait être considéré comme une fonction intégrante de la matière métabolisante et non le métabolisme comme une fonction de l’organisme. Et tous les caractères d’entité autonome, auto-référentiels apparaîtront finalement comme purement phénoménaux, c’est à dire fictifs. », Hans Jonas, évolution et liberté, éditions Rivage poche, collection Petite bibliothèque, p.38

[5]    « Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et libre est plus fort que toute haine…le caractère destructeur est jeune et enjoué. Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effaçons par là les traces de notre âge, et nous réjouit, parce que déblayer signifie pour les destructeur, résoudre parfaitement son propre état, voire en extraire la racine carrée….le caractère destructeur est un signal» Walter Benjamin, œuvres II, éditions folio essais,  le caractère destructeur, p.330

[6]    « Cet effroyable déplacement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle ci avait pour revers l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens – ou plutôt : que répandit sur eux – la reviviscence de l’astrologie et du yoga, de la science chrétienne et de la chiromancien, du végétarisme et la gnose, de la scolastique et du spiritisme. Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence qu’une galvanisation qui s’opère ici. Pensons aux magnifiques peintures d’Ensor, montrant des rues de grandes villes pleines de tumultes, où se déverse à perte de vue une cohorte de petits bourgeois en costumes de carnaval, des masques grimaçants et poudrés au front orné de couronnes de paillettes. Ces tableaux illustrent peut-être au premier chef l’effrayante et chaotique renaissance en laquelle tant de gens placent leurs espérances. » Walter Benjamin, œuvres II, éditions folio essais, Expérience et Pauvreté, p. 366

[7]    Dans le sens d’une programmatique telle que celle annoncée sur la façade du centre Pompidou « l’art doit discuter, doit contester, doit protester. », c’est à dire l’annonce de ce quoi doit amener ce qui est à faire  « dans et par ce » qui n’est pas encore fait. L’imaginaire (mythe) prend ici encore le pas sur l’imagination (singularité quelconque, individuelle ou/et collective)

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