Entre le monde et moi (between the world and me – Richard Wright – 1935)

Entre le monde et moi,

Et un matin que je me trouvais dans les bois je tombai

soudain sur la chose,

Tombai sur elle dans une clairière herbeuse gardée par les ormes

et les chênes écailleux,

Et les détails fuligineux de la scène émergèrent, s’imposant

entre le monde et moi…

Il y avait une silhouette insouciante d’os blancs endormis

sur un coussin de cendres.

Il y avait le moignon charbonneux d’une jeune souche pointant son doigt

émoussé vers un ciel coupable,

Il y avait des branches arrachées, les veines minces de feuilles brûlées

et une torsade roussie de chanvre graisseux.

Une chaussure vide, une cravate abandonnée, une chemise déchirée, un chapeau esseulé,

et des pantalons raidis d’un sang noir.

Et sur l’herbe foulée aux pieds reposaient des boutons, des allumettes calcinées,

des mégots de cigares et de cigarettes, des cosses de cacahuètes, une

flasque de gin épuisée, et le rouge à lèvre d’une putain ;

Des traces épars de goudron, une multitude agitée de plumes, et

le relent de l’essence.

Et à travers la brise de l’aube le soleil emplissait d’un

étonnement cuivré les orbites du crâne pétrifié…

Et tandis que je me tenais là une froide compassion pour la vie qui s’en était allée

paralysa mon esprit.

La terre étreignit mes pieds et les parois de glace de la peur

enserrèrent mon cœur–

Le soleil mourut au firmament; un vent de nuit marmonna dans

l’herbe et fureta parmi les feuillages; les bois

déversèrent les jappements affamés d’une meute; les

voix assoiffées des ténèbres hurlèrent; et les témoins émergèrent et prirent vie:

Les ossements secs s’ébranlèrent, s’entre-heurtèrent, se soulevèrent, se mélangeant

à mes os.

Une chair ferme et noire se forma de la cendre grise, pénétrant dans

ma chair.

La flasque de gin passa de gosier en gosier, les cigares et

les cigarettes rougeoyèrent, la putain étala du rouge

sur ses lèvres.

Et mille visages tournoyèrent autour de moi, réclamant que

ma vie partît en fumée…

Et puis ils me saisirent, me déshabillèrent, cognèrent mes dents

jusqu’au plus profond de ma gorge tant est si bien que j’avalai mon propre sang.

Ma voix fut noyée dans le rugissement de leurs voix, et mon

corps noir trempé glissa et roula dans leurs mains

lorsqu’ils m’attachèrent à l’arbuste.

Et ma peau colla au goudron bouillonnant, et se détacha de mon corps

en plaques molles.

Et le duvet et les pointes des plumes blanches s’enfoncèrent dans

ma chair à vif, et ma douleur me fit gémir.

Puis par la grâce de Dieu mon sang fut rafraîchi, rafraîchi par un

baptême à l’essence.

Et dans un flamboiement écarlate je bondis vers le ciel lorsque la douleur m’inonda comme la pluie, cuisant mes bras et mes jambes, haletant, implorant je m’agrippais comme un enfant, m’agrippais aux rebords

brûlants de la mort.

Désormais je ne suis qu’ossements secs, et mon visage un crane pétrifié fixant le soleil

d’un étonnement cuivré.

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