The first step is to understand what the artist had in mind, and for me any work of art that is intended for interpretation is first of all a human document and my relationship to it when I perform it.
Mravinski, chef d’orchestre russe
The process of crafting an image is informed by the artist’s worldview. The worldview is shaped by the artist’s time, country of residence, culture, his daily interactions, his unique intellectual and physical attributes.
Georgi Rerberg, directeur de la photographie (Le miroir de Tarkovski, entre autres)
Rerberg and Tarkovsky: The Reverse Side of ‘Stalker’ (2009) :
https://www.youtube.com/watch?v=rUTyi3eHcZM
Est-ce qu’on peut faire la lecture critique d’une vie non-fictionnelle comme on fait la lecture critique d’un film, ou d’une œuvre dite de fiction ? La fiction est ici évoquée comme pratique artistique et produit de cette pratique, la non-fiction comme le champ de l’expérience humaine d’êtres qui naissent, vivent, meurent et se décomposent. Ma lecture du film Mr Holmes donne à entendre la part fictionnelle de tout être de chair et de sang. Le fictionnel n’étant pas le fictif. Le fictif servant souvent de terme péjoratif employé à l’encontre du fictionnel, ou de tout ce qui est considéré comme fictionnel, par un observateur qui se dit attaché aux faits et seulement aux faits « objectifs », et qui sont souvent en réalité objectivés par le discours de l’attachement à un « purement factuel » dont la pureté échappe cependant éternellement à l’observateur. Holmes (dans le film Mr Holmes) qualifie de fictives les histoires de Watson jusqu’à sa prise de conscience de l’importance de la part d’imagination, du récit, de la fiction pour maintenir les liens avec autrui, ou plutôt pour créer des liens non utilitaires, non instrumentalisant, « inefficaces » et incarnés.
Par ailleurs, est-ce que cette lecture peut être autre chose qu’une non-lecture c’est-à-dire une reproduction en mots de ce que le film donne à voir pas tant en images mais en organisation de la pensée, forme de pensée et vision du monde ? Le format cinématographique, les références à la psychanalyse, bien qu’indirectes, la mémoire, l’utilisation d’objets « mémoires », d’objets du seuil, de relations transférentielles, le regard sur le vieillissement, la solitude, la sénilité ne sont-ils pas partie constituante d’une forme de pensée et d’expression de la pensée ne pouvant que donner lieu à la forme d’interprétation qui fut mienne de Mr Holmes ? Autrement dit, suis-je sorti du film ou suis-je dans sa continuité ? Ai-je été critique, offrant une lecture extérieure, ou bien n’ai-je fait apparaître là que les fils sous-tendant son écriture ? à l’instar d’un enfant qui démonterait pour mieux pouvoir le reconstruire un édifice bâti en lego par quelqu’un d’autre avant lui, mais ne peut fabriquer qu’avec ces lego à sa disposition une fois démontés. Est-ce que j’ai utilisé les briques de lego du film pour le décomposer afin de composer ma lecture [si tant est que ma lecture soit autre chose que l’écriture elle-même] ou est-ce que les éléments sur lesquels je m’appuie sont des pièces composant une forme de trame qui n’était pas forcément celle initiée par le réalisateur ou le scénariste, et qui sont un matériau à part, à côté du film, des lego d’une autre nature, d’un autre genre ?
La première question tout d’abord. Est-ce que cette lecture peut ou non se rapporter à une vie non fictionnelle, c’est-à-dire qui n’appartient pas au champ de la création artistique mais est traversée singulièrement par un être humain ? Il y a plusieurs niveaux de réponse à mon sens. Le premier niveau, ou plutôt celui qui me vient immédiatement, a à voir avec le caractère même de ce que je nomme une création artistique. La vie singulière d’un être humain, d’une personne est-elle autre qu’une fiction ? Et si elle est autre chose, qu’est-elle de plus, de moins ou de différent ? Et dans ce cas qu’est ce qui la distingue d’une fiction ?
Pour Mankell, auteur de polars suédois à succès, et ce qu’il évoque de la vie dans Sables mouvants, un essai autobiographique rédigé alors qu’il se sait atteint d’un cancer, la vie n’est autre que l’art de la survie. Mankell affirme que l’espèce humaine est avant tout, comme toute autre espèce, dédiée à sa propre survie en tant qu’espèce et que cette « survivance », en tant que l’action même de survivre, est en quelque sorte une priméité à toute forme de vie organisée, et pourquoi pas à toute forme de vie [ce qui est discutable sauf si l’on considère que les formes de vie survivantes sont les formes de vie abouties en tant qu’espèce, complètes… mais cela pose des problèmes d’échelle de temps]. Manger, boire, dormir sont des nécessités premières auxquelles s’ajoutent se reproduire, se protéger, etc. L’espèce humaine a fait au fil des siècles de la vie, de son organisation sociale et de chaque vie personnelle au sein de la société, une forme artistique de survie, dimension première du maintien de la vie. Les plaisirs de la bouche, des yeux, des oreilles, de tous les sens ou de toutes les facultés mentales et physiques sont démultipliées dans les formes de vie humaines là où l’exigence minimale [et maximale car indispensable] de survie ne demanderait sans doute pas un tel raffinement. Mankell, crois-je me souvenir, transforme dans son texte la vie en acte artistique visant à oublier que l’on est des survivants et que notre rôle est de faire survivre l’espèce. En quelque sorte l’être humain transforme une nécessité sur laquelle il n’a aucun contrôle en plaisir, à l’échelle personnelle et sociale, et fait de la transmission de ce plaisir une nécessité organisable pour effacer ou faire disparaître la nécessité première, primale de la survie.
Je lisais plus tôt dans la journée un article indiquant que les enfants des années 2010 sont victimes de troubles de l’attention et d’angoisses beaucoup plus fréquemment que dans les années 80, l’une des raisons évoquées étant la diminution du rôle du jeu, ou la disparition même du jeu, ainsi que le contrôle extrême exercé par les parents sur leurs enfants à travers leur « éducation ». Je vois pour ma part une distance de plus en plus grande se creuser entre le monde dont nous sommes une composante vivante spécielement (en tant qu’espèce) et singulièrement (en tant que personnes singulières au sein de cette espèce) et le monde au sein duquel nous avons réellement un impact, c’est-à-dire dans lequel nous agissons de manière visible et intentionnelle. Les rédacteurs de l’article indiquent que la tendance existait avant l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de snapchat pour reprendre l’exemple cité. Mais là encore se dévoile une forme de négation des conditions d’avènement des nouvelles technologies, de leur avènement historique, social, intellectuelle, soit toute autre chose qu’une apparition brutale qui aurait eu lieu entre les années 80 et 2010. Il me semble que si l’écran, ou les écrans auxquels sont de plus en plus raccordés les enfants et les parents ne sont pas la cause des troubles vécus par les enfants (et les parents) mais sont la forme la plus aboutie d’un rapport au monde dans sa disparition, sa distance ou dans la séparation de l’être humain de sa composante première, la survie dans un monde où il n’est pas seul et qui détermine le temps de son passage comme être sur-vivant. Pour en revenir donc à la vie comme art de la survie, il me semble que nous avons atteint un point critique, voire un point de non-retour et que la survie dont nous avons voulue camoufler la nécessité primale derrière une forme artistique de vie resurgit sous une forme terrifiante et terrifiée au moment où de nombreuses menaces (ou perceptions de menaces) pèsent sur l’être humain mais plus fortement encore sur le « monde » dans lequel nous sommes censés survivre en tant qu’espèce et en tant que multitude de formes singulières de cette espace. Qu’en est-il de la part de fiction dans nos vies singulières, ou plutôt qu’est ce qui nous permet de distinguer la part du survivant de la part du vivant ? Limiter la survie aux nécessités premières, se nourrir, boire, se reproduire serait une erreur à mon sens. De la même manière, dire de la vie humaine qu’elle n’est que la forme artistique, c’est-à-dire superflue, représentée, de la survie première reviendrait à transformer l’être humain en une sorte de machine à contrainte double ; une contrainte opérative purement mécanique et une contrainte fictionnelle visant purement à invisibiliser cette contrainte mécaniste. La frontière est ténue, et il est difficile de voir en l’orgasme, par exemple, un simple procédé mécaniste ou une seule forme artistique camouflant la nécessaire survie. L’orgasme relève sans nul doute des deux « dimensions », que l’on pourrait décrire également comme une dimension de survie à l’échelle de l’espèce (et qui ne lui est pas propre) et une dimension singulière de vie à l’échelle de chaque être humain, l’art de la survie devenant dès lors l’organisation de la vie singulière dans l’universel de la préservation de l’espèce. Mais au-delà ce pour quoi l’orgasme « existe », si tant est qu’il ait un sens autre que celui d’inciter les membres de l’espèce à se reproduire et fasse donc partie de l’évolution biologique, spécielle (pas en propre puisque l’orgasme est partagé par une multitude d’espèces) et culturelle par appropriation de l’être humain, ce qui est le plus apparent dans l’orgasme c’est sa représentation, sa place dans la société, sa défense, son interdiction, son caractère tabou, son statut de jauge d’une relation saine et heureuse et ainsi de suite. Quel que soit la fonction de l’orgasme dans la pérennité de l’espèce humaine, son rôle est largement dépassé, en termes d’importance reconnue par tous, par son rôle dans le bien être personnel, amoureux, dans l’évaluation du plaisir, dans les techniques qui sont dédiées à sa multiplication, son amplification, sa découverte et ainsi de suite. Plus largement, même si justement la jouissance et l’orgasme ont des répercussions qui dépassent le simple acte sexuel et la reproduction de la vie lorsqu’on les associe à la « petite mort », l’importance qu’accorde chaque être humain à ses origines géographiques, familiales, linguistiques, culturelles et la forme ou les formes de récits qu’il en tire sont des signes difficilement contestables de la place prise par la fiction, c’est-à-dire une forme de récit dont le contenu n’a pas à correspondre à une authenticité d’un vécu dont il serait la mise en scène. Cela renvoie à mon sens à toute tentative d’écriture, d’expression, de parole, de donner à entendre et voir les éléments du « passé » qui sont sans exception des formes de fiction. Se pose naturellement la question de l’histoire et de son importance en tant que science de la connaissance des faits du passé pour comprendre le présent. Dire que l’histoire est une forme de fiction ne signifie pas que tous les historiens font leur travail correctement quels que soient leurs propos ; l’histoire est fiction dans le sens ou jamais aucun récit historique ne parviendra à redonner à voir, à lire, à comprendre, à sentir les circonstances, les faits, les évènements du passé tels qu’ils se sont « exactement déroulés », ou plutôt déroulés dans leur espace-temps et l’expérience des milliers d’êtres vivants concernés ou de la personne visée par l’exploration historique. La fiction historique ne portant pas tant sur la véracité des faits, ou de certains faits, mais sur la façon dont ces faits peuvent être rapportés ; Sebald montre cela dans son roman Austerlitz à travers le personnage du professeur Hillary. Les batailles napoléoniennes dont il est un admirateur sont l’objet dans ses cours de présentations longues, passionnées, détaillées qui fascinent tous les élèves. Cependant, Hillary après chacun de ses récits déplore que pour donner vie ne serait-ce qu’à vingt-quatre heures de la bataille d’Austerliz, il faudrait une éternité et que l’histoire se réduit souvent à utiliser des raccourcis tels que « la bataille était incertaine ». Admettre le caractère fictionnel de toute histoire, de tout récit historique permet de cesser le combat sans fin sur la vérité historique, et de se consacrer à l’idée d’une fiction historique au plus proche de ce qui a pu se dérouler tout en sachant que jamais l’entièreté des circonstances d’un évènement historique ne sera saisie et redonnée à voir.
En écrivant cela je vois à quel point la notion de fiction est incomplète, inadaptée. Il est bien aisé ici de s’immiscer dans la diction historique pour établir que toutes les fictions se valent. Mais si la fiction historique n’est pas la vérité, elle n’est pas non plus une contre-vérité. Elle est un regard que se donne une société sur son passé. Non pas un mythe, mais une élaboration permanente de ce passé toujours présent, qui hante chacun de nous. Elle montre la distance à préserver de tout imaginaire de vérité absolue, de fictivité, de contre-vérité assumée. Le travail des historiens est fondamental mais ne peut recouvrir des zones temporelles, spatiales et empiriques d’une seule lecture aussi proche de la « vérité » soit-elle, c’est-à-dire aussi proche des résultats visibles ou sensibles, de la surface, des formes audibles ou lisibles de ce sur quoi l’analyse historique porte, car ces zones temporelles, spatiales et empiriques sont toujours mouvantes, des dynamiques vivantes en chacun de nous, et la transmission de nos expériences de vie, de ces espaces en mouvement, de ces temps en tant qu’expériences vécues, revécues, remémorés, enfouies, relatées et transmises et vibrantes et silencieuses constitue tout autant que l’histoire une forme fictionnelle fondamentale de chaque être humain au sein de la société. La recherche d’une forme absolue de vérité, qu’il s’agisse de l’histoire comme science exacte ( ou de sa vision, de son utilisation à des fins d’exactitude) ou de la mathématique comme langage de reproduction et production du monde, marginalise les formes spontanées de transmission, minimise leur impact, leur oscillation et leur circulation en écrasant sur l’espace de l’imagination singulière, propre à chacun, des imaginaires absolus, et il n’est pas surprenant qu’apparaisse depuis quelques décennies de manière aussi forte le concept de storytelling qui emprunte à la fable, au récit spontané et articulé de la transmission intergénérationnelle, au conte, pour donner place à l’héroïsme de tous les instants, la subjectivité miraculeuse, l’exceptionnalité en lieu et place de la répétition singulière. Plus personne ne lit disait Roberto Bolaño, désormais tout le monde écrit.