Étonnante similarité entre les personnages de Day Z et les migrants croisés devant la médiathèque Sagan à 13h00 avant l’ouverture du lieu. Ils semblaient Afghans. Ou non. C’est le quartier, sa réputation, sa tradition qui me font dire cela. Je ne suis jamais allé en Afghanistan et même si cela avait été le cas, est-ce que je pourrais reconnaître un Afghan d’un Pakistanais ou d’un Azerbaïdjanais ? Serais-je à même de différencier un pachtoune d’un membre d’une autre ethnie ? Même si cela je le maîtrisais, si je le pouvais, et à mon sens cela est possible et ne pose pas de problème en soi, pas de problème d’essentialisation de traits ou je ne sais quelle connerie bien pensante (l’erreur et l’erré doivent également guider la représentation de l’autre, et les catégories utilisées ne servent pas tant de remparts que de pistes dans ce jeu), est-ce que je le mettrais en oeuvre dans un contexte autre que celui d’une réalité contemporaine de la migration définie comme problématique alors que ce qui l’est réellement c’est ce qui pousse des populations de plus en plus nombreuses à quitter leur famille, leur foyer, leur lieu de vie, leur pays dans le sens le plus local du terme ? Loin de moi l’idée de condamner les “migrations” et les migrants-es dans leur grande largeur, étant moi-même le fruit d’une migration et de sa sédentarisation dont les causes réelles m’échappent et m’échapperont jusqu’à ma mort sans doute, même si je peux les imaginer; du moins les causes qui auraient été données à entendre par mon grand-père paternel, par sa famille si quelqu’un leur avait demandé tandis qu’ils préparaient leur voyage, ou à leur arrivée à Varangéville, ou encore au moment où ils traversaient la frontière. Et peut-être auraient-ils répondu différemment en chacun de ces lieux, et sans doute ce qu’ils en auraient dit eux-mêmes en chaque endroit n’aurait-il pas recouvert l’ensemble des raisons et circonstances qui leur firent prendre cette décision de partir.
Peut-être me poserais-je des questions semblables en d’autres circonstances que celles d’un après-midi de septembre 2016 à l’heure d’ouverture de la médiathèque saint-lazare où se regroupent à tous les étages, mais au deuxième plus qu’à d’autres, des migrants, des voyageurs, des nomades, qui cherchent une prise électrique pour recharger la batterie de leur portable, trouvent un peu de confort dans les coussins mis à disposition des visiteurs, y somnolent, lisent, regardent une série sans crainte, boivent un café, sont en paix. Peut-être cependant que dans d’autres circonstances je n’aurais pas les mêmes sentiments, émotions, impressions en me posant la question de leur origine. Peut-être que si je croisais les mêmes personnes dans un voyage en Afghanistan, en Angleterre, ou bien dans un Paris du 23ème siècle devenue terre brûlée après l’avènement du climax de la catastrophe nucléaire ou climatique, mes émotions ne seraient pas la tristesse, la compassion, la sympathie et l’empathie, ou plutôt la disposition à comprendre, ou encore la honte d’appartenir aux rangs de ceux dont la couleur de peau devrait inciter à la responsabilité, au questionnement, au partage et à la réflexion sur la continuité historique et morale de nos actions et en vérité ne font que si peu pour revenir sur leur passé afin de ne pas le reproduire, afin de ne pas le vénérer dans l’établissement d’une forme de mémoire intacte jamais interrogée, et de plus en plus difficile à modifier, à transformer en dialogue avec le réel pour donner à voir une réalité passée mais prégnante aujourd’hui. Peut-être éprouverais-je de la curiosité, de la joie, de l’étonnement, de la peur, de la haine pourquoi pas. Mais je reviendrai sur la nécessité de ce sentiment plus tard. plutôt son inévitabilité, qui ne l’enferme cependant aucunement dans une fatalité. Un telos. Peut-être même que dans d’autres circonstances je ne me serais pas posé la question et aurais vaqué à mes occupations; peut-être que ce n’est pas tant les traits de leur visage, la noirceur de leurs cheveux, leurs mouvements ou la langue étrange de leurs échanges qui m’ont interrogé. Mais leurs sac à dos. Et pour être plus précis, la couleur de leur sac à dos. Jaune pour l’un, rouge pour l’autre. Des sacs à dos de petite taille, ceux que porteraient des écoliers. D’ailleurs ils en ont l’âge, sortis à peine de l’adolescence [mais peut-être leurs traits ne reflètent-ils pas leur âge ?] Des sacs à dos que j’imagine contenir la majeure partie de leurs biens, si ce n’est tous leurs biens à Paris. Des sacs à dos qui semblent ternis, usés, avoir fait le long voyage avec eux et qui les accompagnera sans doute là où ils veulent aller si toutefois Paris n’est pas la fin de leur voyage [puisqu’il est probable si ce sont des Afghans que certains veulent se rendre en Angleterre et doivent passer par Calais qui pourrait très bien devenir leur destination finale]. Des sacs à dos qui leur servent à la fois de valise et de foyer, de symbole du passé et d’ancrage dans le présent en attendant un futur imprécis dont ils sont également le signe, le moyen de transport spatial et temporal en quelque sorte. Ils vont y mettre leur nourriture, leurs vêtements, leurs souvenirs, leur argent, peut-être même ce qu’ils vont trouver sur leur chemin, acheter, se voir offrir, scavengers des temps modernes, du moins une certaine catégorie de scavengers qui ne font pas les poubelles, ou peut-être que si, qui ne peuvent amasser énormément, mais peut-être qu’ils essayent quand même. Ce ne sont pas des dumpsters écolos qui fouillent uniquement dans les poubelles des magasins bio, s’ils ont une éthique radicale, ou de grands magasins tout court s’ils veulent juste éviter le gaspillage et démontrer qu’il est possible de vivre de ce qu’on récupère dans les bennes à ordure. Ce ne sont pas des Scavengers old fashioned tels ceux croisés dans mon enfance, que mes parents pouvaient parfois appeler les camp-volants, et qui continuent aujourd’hui à récupérer du cuivre pour le revendre au kilo aux ferrailleurs, ou bien des vêtements, et autres objects réutilisables. Ce ne sont pas des scavengers clochardisés, des êtres humains réduits à la collecte sauvage en milieu urbain pour survivre. Ce ne sont pas des scavengers des Favelas, de dépotoirs, de villes poubelles au Mexique, au Brésil, en Inde ou ailleurs, ces ailleurs de la misère du monde que nous autres blancs ne voulons plus accueillir, ou plutôt affronter. Non ce ne sont pas ces genres de Scavengers pour peu qu’ils représentent ou composent une catégorie, ce que je ne souhaite en aucun cas établir sauf peut-être pour décrire en des termes identifiés et porteurs de sens mais capables d’en accueillir d’autres [et il n’est pas surprenant d’assister à une essentialisation des mots et des langues, dans l’intention ordonnant le web sémantique par exemple, lorsqu’on constate dans le même temps que ce qui faisait la force, la beauté et la complexité de nos “cultures” est rejeté, banni, pointé du doigt et du canon de fusil, et que nous sommes opposés à l’accueil d’autres sens. Serait-ce que nous avons perdu le sens du mouvement qui nous a porté comme “civilisation” jusqu’à aujourd’hui ?] ce que j’imagine en voyant deux étrangers à “mon monde” s’apprêter à entrer dans une médiathèque, les épaules portant un sac à dos coloré, visible, révélateur de leur statut de nomades. En réalité ils pourraient être des habitants domiciliés dans le quartier, plutôt que des habitants non domiciliés. Ce n’est que moi qui les imagine d’ailleurs, et en transition. Si Paris leur permet de partir, les recrache, ou reste indifférente jusqu’à leur prochain déplacement. Quelque chose de leur gestuelle, de leur couleur de peau bien sûr, de leur langue, de leurs rapports grégaires, de leur attitude à la fois enjouée et sombre, et d’autres choses encore me font dire qu’ils sont d’ailleurs, que leur statut n’est pas enviable même si je peux comprendre pourquoi ils sont là. Et leurs petits sacs à dos jaunes et rouges sont très voyants, trop voyants ont les couleurs d’une cible de fête foraine. Des sacs à dos de cette couleur, il en existe ailleurs, dans un ailleurs au delà des frontières, idéalisé, accessible à tous, afghans, lorrains d’origine italienne ou porto-ricaines. Bien évidemment, il existe une dite “fracture numérique” mais elle se résorbe alors voilà, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cet ailleurs c’est un jeu en ligne. Un jeu qui se nomme DayZ dans lequel les joueurs incarnent une autre forme de scavengers, ceux d’un futur apocalyptique dans lequel les zombies ont envahi le monde et obligent les êtres humains qui ont survécu à survivre encore et encore, sans autre alternative que la survivance comme modalité d’être et d’exister. Dans DayZ, un personnage, et donc le joueur qui l’incarne, commence une “partie” presque nu, revêtu d’un pantalon et d’un T-shirt, muni d’une pile et d’un fumigène orange. Il surgit après un décompte de trente secondes comme processus temporalisé de naissance dans l’univers de Chernarus, territoire grand comme la région de bohème, sur laquelle est copiée sa cartographie, et où s’étendent des plaines et des forêts à perte de vue, mais où se trouvent également des villages, des villes, des camps militaires, des aéroports et des ruines de chateau. Il existe plusieurs lieux de Spawn, de surgissement ou d’engendrement, et aucun personnage ne sait à l’avance où il émergera une fois le décompte fini sur l’écran noir. Sa naissance est aléatoire. Son engendrement est algorithmique, même si les joueurs qui l’incarnent ne sont pas tous de la génération y. Et même s’il peut être jaune, blanc, femme ou homme, jeune ou vieux, dégarni ou chevelu, il est un même, un identique, un plus qu’identique puisque non seulement son destin est le même que celui de tous les autres personnages [il doit survivre pour survivre après avoir été engendré par un processus de calcul algorithmique durant trente secondes] mais ses mouvements sont exactement les mêmes, qu’il s’agisse de sa façon de courir, de ramasser un objet ou de panser une plaie lorsqu’il ou elle est blessée. Mais ce qui le rend définitivement identique à tous les autres personnages, c’est on patrimoine génétique composé de 0 et de 1, sa binarité originelle dont il émerge comme un non-devenir, un advenu sans avènement historique; une chimère naissant et renaissant sans cesse. Lorsqu’un joueur voit son personnage émerger des ombres de la nuit originelle, la première chose qu’il fait faire à son personnage est de courir. Si le joueur est un expert et qu’il connaît le territoire, il sait vers où il fait courir son personnage. si le joueur est un novice, il fait courir son personnage où il peut, essayant très vite de trouver de la nourriture (le personnage qui émerge de ce décompte est affamé, semblable à un enfant sortant du ventre de sa mère, et s’il ne trouve pas rapidement de quoi manger et boire, il meurt) dans les maisons abandonnées, des armes, des vêtements et surtout, essentiel, un sac à dos pour transporter ce qu’il se trouve. Il existe des sacs à dos de toutes les couleurs dans DayZ, vert, bleux, violets, jaunes et rouges. Mais ces deux dernières couleurs sont très voyantes et il est souvent préférable d’en changer dès que l’occasion se présente. Sinon le personnage ainsi accoutré risque de servir de cible facile à d’autres personnages avides de sensations fortes, et qui s’engagent dès leur entrée dans le monde de Chernarus dans une chasse à l’homme moderne. Les zombies sont un prétexte. Ce que cherchent les joueurs en règle générale, c’est accumuler, trouver des armes et tuer d’autres joueurs avant d’être eux même tués, et de recommencer aussi nus qu’un vers. Autant de fois qu’ils le veulent, pouvant même parfois dépouiller la carcasse de leur ancien personnage, de leur ancienne incarnation pour récupérer ce qu’ils avaient collectés dans leurs aventures précédentes. Et pour accumuler encore et plus, il faut un sac à dos.
Je me demande ce qui pousse des joueurs à rester devant leur écran des dizaines d’heure durant, assis, sans bouger, tandis que devant leurs yeux un personnage portant un sac à dos de couleur tente de survivre dans un monde hostile. Les personnages me font penser aux migrants croisé plus tôt devant la médiathèque, qui ont traversé des milliers de kilomètres, risqué leur vie, incertains de leur avenir, entourés par des blancs enchâssés dans leur allure assuré et leurs habits repassés, se frayant un chemin dans un monde hostile où les zombies se confondent avec les citadins effrayés à l’idée qu’un Afghan partage leur quotidien; certains mourront avant d’arriver à destination, mais ils ne resurgiront pas du grand néant algorithmique. Ils seront suivis par d’autres cependant, qui leur ressembleront tellement que bien malin celui ou celle qui pourra dire s’ils sont autres si aucune discussion n’a jamais été engagé, aucune interrogation soulevée, aucune empathie ressentie. Et leur trajectoire sera la même. Leurs mouvements, leur langue, leur sac à dos, seront identiques. Ils passeront une grande partie de leur journée devant l’écran miniature de leur portable rechargé en médiathèque, pour se souvenir, regarder des images d’avant, converser avec les leurs restés là-bas, dans un ailleurs temporel et géographique d’avant la catastrophe ayant initié leur départ. Et parmi ces familles, amis, contacts restés là-bas, certains seront peut-être installés devant un écran d’ordinateur, engagés dans une lutte à mort dans l’univers de Chernarus, leur personnage harnaché d’un sac à dos jaune en piteux état. ou bleu.