Is the american dream at the expense of the american negro ?

Debate speech at Cambridge University’s Union Hall – 1965 – James Baldwin and William F. Buckley Jr. “Is the american dream at the expense of the american negro ?”


Le discours de James Baldwin a été traduit en français plusieurs fois semble t-il, et récemment publié dans un recueil de textes traduits par Hélène Borraz chez Christian Bourgois éditions, Retour dans l’oeil du cyclone. La réponse de Buckley, ou plutôt l’intervention de Buckley est peut-être plus intéressante encore car elle cristallise une pensée toujours à l’œuvre aujourd’hui et qui sous des vernis d’égalitarisme, d’indifférence à la couleur, d’exceptionnalisme à l’échelle du pays, d’exemplarité des individus et d’appel à regarder devant soi en faisant fi du passé, justifie l’histoire de l’esclavage, nie la continuité du système esclavagiste et ségrégationniste et leur statut de fondation de la société états-unienne, et rend les noirs individuellement responsables de leur sort ou de leur destinée.

Un tel discours prend trois fois plus de temps à déconstruire qu’à prononcer, et l’urgence de nos médias contemporains fait souvent le terreau de l’immédiateté sans continuité, du temps-zéro de la pensée et des sables mouvants dans lesquels elle se noie.

De toutes les accusations portées contre l’Amérique par M. Baldwin ce soir, ainsi que dans son abondante littérature de contestation, celle qui me semble la plus remarquable induit que dans la réalité la communauté américaine ne le traite pas autrement que comme un Nègre. La communauté américaine s’est refusée à agir de la sorte. La communauté américaine, quasiment partout où il se rend, le traite avec la forme de révérence, avec la sorte de complaisance qu’un homme se prenant pour un héros obtient lorsqu’il se met à flageller notre civilisation, de telle manière que les rênes du mépris qu’il déverse sur nous avec tant d’éloquence sont entre ses mains et ses mains seules.

Il est pratiquement impossible à mon sens de répondre aux accusations de M. Baldwin si l’on n’est pas disposé à le traiter comme un homme blanc, si l’on n’est pas prêt à lui dire que le fait que votre peau soit noire est absolument sans rapport avec les questions que vous soulevez. Le fait même que vous vous teniez ici, prenant sur vos propres épaules tout le poids du supplice des Nègres, n’a aucun rapport avec la question à laquelle nous sommes venus répondre en ce lieu.

Je vous considère comme un citoyen américain, comme un homme dont les accusations contre notre civilisation sont injustifiées, comme un américain qui – s’il s’avérait qu’on écoutât ses conseils – serait maudit par tous les petits enfants de ses petits-enfants.

Il y a environ 125 ans cette audience était amèrement divisée sur la question du droit de vote à accorder ou non aux pratiquants de la foi d’Erasme, votre plus éminent maître à penser. Il fut décidé à une très courte majorité qu’ils devraient y être autorisés. Nous savons qu’il y eut plus de sang versé lors de la tentative d’émanciper les Irlandais ici sur les îles Britanniques, que n’en auraient versé dix fois le nombre des personnes qui furent lynchés aux États-Unis, victimes du délire de la conscience de race, de la suprématie raciale. Devrions-nous consacrer nos débats à ces scènes d’horreur ? Devrions-nous consacrer nos discussions aux réalités sociologiques de la nature humaine ? Devrions-nous discuter ces antagonismes de classe en termes de race, en termes de statut économique ? Devrions-nous débattre du dilemme existentiel propre à l’espèce humaine ?

Il est un fait indiscutable que l’Amérique se trouve dans telle situation, et l’Afrique dans telle autre. La question posée devant cette audience n’est pas de savoir si nous aurions dû acheté des esclaves voilà des générations de cela, ou si les noirs auraient dû nous les vendre. La question est plutôt la suivante : est-ce qu’il existe au sein du rêve américain quoi que ce soit qui s’oppose à une forme de délivrance du système que nous considérons tous comme néfaste ? Que devrions nous faire à ce propos ? Que devrions nous faire en Amérique pour éradiquer ces humiliations psychologiques qui représentent à mes yeux et je partage ici l’avis de M. Baldwin les pires aspects de cette discrimination ?

Il n’est pas contestable qu’un dix-septième du revenu moyen d’un blanc aux États-Unis équivaut à l’intégralité du revenu moyen d’un Nègre. Mais mes grands-parents ont durement travaillé. Je ne connais rien qui n’ait jamais été créé sans que cela eut un coût.  Le contexte est déplorable. Mais je vais vous demander de ne pas céder à l’à-peu-près dans vos opinions politiques.

Que devrions nous faire, nous autres Américains ? Je me pose la question. Que serions-nous censés faire, par exemple, pour éviter l’humiliation évoquée par M. Baldwin comme ayant été constituante de sa propre expérience ? Il sortit sans autorisation du Ghetto de Harlem à 12 ans, un policier le saisit par la peau du cou et lui dit, « maintenant, toi le Nègre, tu retournes à ta place. » Quelque 15 ou 20 années plus tard il commande un scotch à Chicago et se voit répondre par le barman blanc qu’il n’a de toute évidence pas l’âge requis et qu’en de telles circonstances il ne peut être servi. Je lis sur vos visages que vous partagez avec moi un sentiment de compassion et un sentiment d’indignation du fait que ce genre de choses eut pu avoir lieu. Comment allons-nous faire désormais pour éviter la sorte d’humiliations que subissent en permanence les membres de la race minoritaire ?

Evidemment, la première chose est de sentir concerné. Que cela ait lieu ne doit pas nous être indifférent. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour changer la ligne directrice guidant nos sentiments moraux et la société afin que cela se reproduise de moins en moins.

La proposition élaborée devant nous ce soir par M. Baldwin établit que nous devrions précisément reconnaître que la civilisation américaine, et en réalité la civilisation occidentale, l’ont trahi lui et son peuple, et que nous devrions la renverser. Il nous dit que notre civilisation repose sur les vociférations de ce fanatique hébreu, brûlé par le soleil, que l’on nomme Jésus – et qui n’est pas vraiment, dit-il, le fondateur de la religion chrétienne. Le fondateur de la religion chrétienne fut en vérité Paul, qu’il décrit comme un fanatique sans pitié. Et selon lui Dachau est le produit des enseignements de jésus et de Paul.

Si nous acceptons l’idée que Dachau est la conséquence naturelle des enseignements de Saint Paul et de jésus, que devrions nous faire avec la bibliothèque du quartier ? Devrions-nous fondre sur elle et retirer toute la littérature qui découle d’une manière ou d’une autre des enseignements de Platon et d’Aristote parce qu’ils légitimaient l’esclavage ? La question primordiale que nous devons traiter devant cette audience est de savoir si oui ou non notre civilisation, en raison de son échec à répondre à la question Nègre aux États-Unis s’est montrée imparfaite à un point tel que nous devrions l’abandonner.

Je suggère à mon tour que quiconque a soutenu l’idée que la civilisation anglaise aurait dû être jetée à l’eau parce que les Catholiques n’obtinrent pas le droit de vote en Angleterre avant 1829 et les Juifs pas avant 1832 devraient envisager l’autre hypothèse. Le fait que la civilisation anglaise avait été préservée constituait précisément la raison pour laquelle ils obtinrent le droit de vote. Il est de la raison même de notre bienveillance philosophique de ne jamais faire la terrible erreur si souvent commise par les positivistes, consistant à nous précipiter et renverser notre civilisation parce que nous ne sommes pas à la hauteur de nos grands idéaux.

Il se peut que quelque chose de l’ordre d’une irruption d’illumination morale ait eu lieu et ait frappé cette communauté de telle sorte qu’il devienne prévisible que si vous deveniez les gouverneurs des États-Unis, la situation changerait du jour au lendemain. Les moteurs de l’inquiétude aux États-Unis sont en marche. La présence de M. Baldwin en ce lieu fait, en partie pour le moins, écho à cette inquiétude.

Il n’existe pas une seule université aux États-Unis au sein de laquelle l’inquiétude fondamentale à l’égard des nègres ne supplante pas quasiment toute autre question de politique publique. Je vous mets au défi de citer une autre civilisation dans l’histoire du monde pour laquelle les problèmes de la minorité, dont la situation matérielle et politique a considérablement progressé, sont le sujet d’une préoccupation aussi spectaculaire qu’aux États-Unis.

Les Américains ne sont pas prêts à admettre, en réponse aux souhaits de M. Baldwin, que le projet américain dans son ensemble fut une expérimentation regrettable. Ils ne sont pas disposés à affirmer que puisque nous n’avons pas promu avec la célérité nécessaire le progrès des Nègres, nous allons abandonner le système constitutionnel, l’idée d’un régime de lois, l’idée des droits individuels du citoyen américain, que nous allons brûler toutes les bibles, brûler nos livres, que nous voulons rejeter l’ensemble de notre civilisation judéo-chrétienne en raison de l’éternelle persistance d’une forme de mal qui a été décrite avec tant d’éloquence par M. Baldwin.

Il n’y a pas de remède miracle au problème racial en Amérique. Quiconque déclare qu’il existe une solution immédiate est un charlatan et en définitive un homme ennuyeux – un homme ennuyeux parce qu’il s’exprime avec le genre d’idées abstraites qui n’ont rien à voir avec l’expérience humaine. La question Nègre est une question très complexe. J’invite ceux d’entre vous qui éprouvent un intérêt réel à l’égard de la question à lire Beyond the Melting Pot de Nathan Glazer et Daniel Moynihan. Ils écrivent qu’en 1900 il y avait 3 500 docteurs Nègres en Amérique. En 1960, il y en avait 3900, soit 400 de plus. Est-ce lié au manque d’opportunités ? Non, disent-ils. Il existe un grand nombre d’écoles de médecine qui ne pratiquent en aucun cas la discrimination. La raison en est que l’énergie propre au Nègre n’est pas dirigée vers cet objectif.

Que devrait faire M. Baldwin plutôt que de nous demander de renoncer à notre civilisation ? Il devrait s’adresser à son propre peuple et l’enjoindre à profiter de ces opportunités qui existent véritablement. Et nous enjoindre à étendre le champ de ces opportunités.

Pour ce qui concerne les Nègres, le danger immédiat à mes yeux se trouve dans le fait qu’ils soient en quête de solutions radicales, faisant dès lors disparaître le vrai problème. Ils ont concentré toute leur attention sur les épisodes de discrimination blanche contre les Nègres. Ils ont œuvré sans relâche pour générer une inquiétude morale. Quelle pourra véritablement bien être leur prochaine démarche ? Ils semblent glisser progressivement vers une sorte d’analyse procustéenne qui finit par prôner la régression des blancs plus que la promotion des Nègres.

[exclamation de la part d’un étudiant de premier cycle : « M. Buckley, une chose qu’il est possible de faire est de leur permettre de voter dans le Mississipi. »

[Buckley : « Je suis d’accord. Seulement, de peur de paraître trop obséquieux, je pense en vérité que ce qui pose problème dans le Mississipi n’est pas tant que trop peu de Nègres ont le droit de vote, mais que trop de blancs exercent ce droit. »]

Ce dont nous avons besoin est d’une grande dose de franchise pour reconnaître qu’il existe deux ordres de difficultés. Nous devons reconnaître la difficulté que les personnes à la peau brune, noire, blanche rencontrent partout dans le monde pour protéger leurs propres intérêts personnels. Ils souffrent d’une forme de narcissisme racial qui ne cesse de tendre à transformer chaque contingence de manière à maximiser leur propre pouvoir. Nous devons admettre que ce problème existe, mais nous devons également nous tourner vers les Nègres afin de leur dire qu’ils rencontreront le plus grand nombre d’opportunités dans une société ouverte et la société la plus ouverte au monde aujourd’hui se trouve aux États-Unis.

C’est précisément cette ouverture qui peut créer des opportunités pour les Nègres, lesquels devant être encouragés à les saisir. Mais ils ne doivent pas être incités à adopter le genre de cynisme, le genre de désespoir, le genre d’iconoclasme qui est prôné par M. Baldwin.

En premier lieu je pense que l’élan guidant les États-Unis est fait de générosité et de sympathie, la décence propre à l’esprit du peuple américain. Ces qualités ne doivent pas être moquées, et l’Amérique ne doit en aucune circonstance s’entendre dire que la seule alternative est de renverser cette civilisation qui n’est autre à nos yeux que la foi de nos pères, la foi de vos pères.

Si cela devait in fine se résumer à faire un choix entre abandonner les caractéristiques les plus remarquables de l’American way of life et se battre pour leur préservation, alors nous nous battrons pour cette cause. Nous défendrons cette cause non seulement devant la Cambridge Union, mais nous nous battrons comme il vous fut demandé de vous battre autrefois – dans les collines, sur les plages, dans les montagnes. Et de la même façon que vous fîtes la guerre pour sauver la civilisation, vous fîtes la guerre au profit des allemands, vos ennemis. Nous sommes convaincus également que si nous en arrivons à ce genre de choix conflictuel, notre résolution sera de nous mettre en guerre non seulement pour les blancs, mais également pour les Nègres.

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