Violence contre les corps noirs
Ta Nehsi Coates, ou la transmission d’un questionnement
Deux fillettes blanches furent retrouvées assassinées près de leur domicile le matin du 5 juillet 1893… une chasse au Nègre fut immédiatement lancée… Pendant ce temps, un Nègre inconnu avait été arrêté à Sikestown, dans le Missouri, et les autorités télégraphièrent ces faits à Bardwell, dans le Kentucky… il dit que son nom était Miller et qu’il ne s’était jamais rendu dans le Kentucky…. Sûr de son innocence, Miller gardait son calme, tandis que des centaines d’hommes saouls et lourdement armés, enrageaient autour de lui… Ne parvenant en aucune manière à lier Miller au crime, la foule décida de lui laisser le bénéfice du doute et de le pendre, plutôt que de le brûler, comme prévu initialement.
La Loi de Lynch, Ida B. Wells, 1893
It struck to me that perhaps the defining feature of being drafted into the black race was the inescapable robbery of time, because the moments we spent readying the mask, or readying ourselves to accept half as much, could not be recovered. The robbery of time is not measured in lifespans but in moments. It is the last bottle of wine that you have just uncorked but do not have time to drink. It is the kiss that you do not have time to share, before she walks out of your life. It is the raft of second chances for them, and twenty-three-hour day for us.
Between the world and me, Ta-Nehisi Coates, 2015
America or, to be more precise, the men who spoke in the name of America decided that it was going to be a white place defined negatively by the bodies and the blood of the reds and the blacks. And that decision, which was made in the 1660s and elaborated over a two-hundred-year period, foreclosed certain possibilities in America — perhaps forever — and set off depth charges that are still echoing and re-echoing in the commonwealth.
The Road Not Taken, The Shaping of Black America, Lerone Bennett
Lors du rassemblement en soutien à François Fillon le dimanche 5 mars 2017, une participante, avocate de profession habitant Paris, fut interrogée par un journaliste du journal Le Monde, et indiqua être présente sur la place du Trocadéro parce qu’elle maintenait sa confiance en Fillon dont le programme économique était le seul projet consistant pour la France, selon elle. Elle condamnait cependant avec véhémence « le lynchage » dont avait été victime l’homme politique, désigné candidat à l’élection présidentielle, lors de la primaire de Les Républicains. Un lynchage donc. Le mot était lâché. Dans le discours convaincu de cette avocate, Fillon avait souffert un traitement inhumain comparable à celui que des personnes blanches s’affranchissant de la justice ont fait subir à des personnes noires aux États-Unis. Pour autant, quelques minutes plus tard, le “lynché” en question semblait tout à fait gaillard lorsqu’il prononça son discours, ce qui eut sans doute de quoi ébahir l’avocate, car cela signifiait que l’homme avait non seulement survécu à l’horreur, mais il avait l’esprit héroïque de surcroît pour estimer qu’il n’y avait « pas de fatalité, » et qu’avec « la France qui vient de loin », dont elle était l’une des dignes représentantes en ce jour miraculeux, « héritière d’un passé toujours présent. La France des paysans, la France des cathédrales, des châteaux et des sans culottes », il était l’heure de se redresser plutôt que de « continuer à dériver comme un bâton au fil de l’eau » (François Fillon, Discours du Trocadéro, 5 mars 2017).
Cet usage du terme « lynchage » pose question. Qu’est-ce qu’un lynchage ? À quoi cela se rapporte-t-il ? Qui est la victime ? Pourquoi une personne est-elle lynchée et par qui ? Ida B. Wells, journaliste et sociologue états-unienne noire, publia en 1893, un texte intitulé Lynch Law après le lynchage des propriétaires de l’épicerie People’s Grocery Company en bordure de Memphis en 1892. L’auteur y redonne à lire les origines de la pratique : « La Loi de Lynch, » Selon le Virginia Lancet, « telle que communément appelée, vit le jour en 1780 d’une coalition de citoyens du comté de Pittsylvania, en Virginie, formée dans le but d’éliminer une bande organisée de voleurs de chevaux et de faux-monnayeurs dont les complots ingénieux défiaient les lois ordinaires du pays, et que le succès avait enhardis et encouragés à poursuivre leurs exactions à l’encontre de la communauté. Le colonel William Lynch rédigea la première ébauche de la charte orientant cette coalition de citoyens, et depuis lors « La Loi de Lynch » demeure le nom donné à l’administration expéditive d’un châtiment par de simples citoyens non investis d’un tel pouvoir. » Ida B Wells étudie par ailleurs dans son essai les raisons invoquées par les blancs pour avoir eu recours au lynchage d’un, d’une ou de plusieurs noirs entre 1882 et 1892, puisque durant cette période les noirs en furent les principales victimes : « Au cours des quinze premières années suivant leur émancipation (1862), ces derniers furent assassinés par des foules masquées lorsqu’ils essayaient de voter. Le lynchage pour ce seul motif étant désormais mal vu par l’opinion publique, un nouveau mobile est avancé pour justifier les meurtres de ces quinze dernières années. Les Nègres ont été accusés en premier lieu de vouloir régner sur le peuple blanc, et des centaines d’entre eux ont été assassinés sur la base de cette présomption sans fondement. Ils sont désormais accusés d’agression sexuelle ou de tentative d’agression sexuelle sur des femmes blanches. Cette accusation, aussi mensongère qu’ignoble, nous prive de la compassion du monde et démolit la réputation de notre race. » Elle continue en précisant que « Trois êtres humains ont été brûlés vifs dans l’Amérique civilisée au cours des six premiers mois de l’année (1893). Plus de cent ont été lynchés au cours de la même période. On les pendit, puis on les mutila, on leur tira dessus et on les brûla. » Et elle reproduit un tableau paru dans le quotidien Chicago Tribune de janvier 1892 faisant état du nombre annuel de lynchages, c’est-à-dire de « nègres assassinés par la foule » entre 1882, où 52 nègres furent lynchés, et 1891, où le nombre de personnes torturées et tuées ainsi fut de 169. Sur les « presque 1 000 personnes » qui furent lynchées sur la période de 10 ans, un tiers seulement était accusé de viol. Mais il est peu dire que l’absence de témoins ou l’inexistence de preuves ne constituaient pas des raisons suffisantes pour éviter à un noir d’être lynché « La seule parole de n’importe quel homme blanc à l’encontre d’un Nègre est suffisante pour pousser un groupe d’hommes blancs à lyncher un Nègre. » Aucune enquête n’est diligentée pour déterminer ne serait-ce que l’identité des lyncheurs, ou des lyncheuses ; ou si elle est menée, et que des personnes sont amenées devant un tribunal pour être jugées, comme ce fut le cas en 1955 pour le lynchage d’Emmett Till, les accusés sont rapidement innocentés. L’un d’entre eux avoua publiquement son crime et sa fierté de l’avoir commis ; et Carolyn Bryant, la femme qui avait accusé Emmett Till, jeune chicagoan de 13 ans venu visiter sa famille à Money, dans le Mississipi, de l’avoir agressé verbalement et tenté de la séduire, avoua en 2007 (The Blood of Emmett Till, Timothy B. Tyson, 2017), que le jeune homme ne l’avait en réalité jamais harcelée.
Voilà sommairement les faits auxquels renvoie le mot “lynchage”. Employer ce terme en d’autres circonstances permet sans doute de dramatiser la situation de la personne concernée dans l’immédiateté du présent, mais sur un temps historique, un temps long, le temps de la transmission nécessaire entre des personnes qui vivent « aux alentours » temporels, spatiaux et sociaux d’un lynchage et celles et ceux qui ne font qu’en entendre parler, son usage déconnecté de sa signification historique, sociale, politique et dans le même temps sur-investi affectivement fait disparaître l’ensemble des corps noirs mutilés, pendus, brûlés, lynchés dans une forme d’indifférenciation, de neutralisation discursive. Il s’agit là de l’une des formes que prend ce que j’appelle la transmission de l’oubli dont l’objectif est le recouvrement pur et simple de « l’oublié ». L’oublié est le constituant d’une mémoire, c’est-à-dire la possibilité du souvenir en tant que matière seconde issue du rapport empirique singulier, personnel, à un événement, une situation un objet, une histoire. L’oublié, ne devient une matière mémorielle vivante que parce qu’il peut être transmis par une personne, oralement, gestuellement, émotionnellement, involontairement même ou encore par écrit, génération après génération, et parce que des termes du langage véhiculent non plus la singularité du rapport à cette matière, mais une dimension symbolique « universelle » reposant sur de multiples expériences singulières. Pour en revenir au lynchage, transmettre sa réalité historique ne signifie pas qu’il faille maintenir suspendus les corps pendus ou brûlés au-dessus de nos têtes comme autant de formes absolues de non-mémoire qui se transmettraient telles quelles, inoubliables dès lors, non symbolisables. Cependant, il est nécessaire de ne pas diluer dans l’usage ce qui permet d’en parler, de se souvenir et de pouvoir « oublier » pour le transmettre de nouveau singulièrement, qu’il s’agisse de mots, d’images, de récits ou de gestes, de poésie, de contes ou de jeux d’ombres sur un mur. Bien évidemment une partie de ce qui se transmet de génération en génération ne repose pas forcément sur une volonté de transmettre ou un acte intentionnel de transmission ; mais dans cadre de ce texte, nous nous limiterons à traiter la transmission intentionnelle telle qu’elle est envisagée par Ta Nehsi Coates dans et par cet ouvrage. La question dès lors est d’identifier quelle part d’oublié Ta Nehsi Coates cherche à y transmettre, et le type d’échange qu’il établit textuellement avec son lecteur, son fils en l’occurrence en premier lieu, pour y parvenir.
Pour sa part, Ida B. Wells intégra son texte dans un pamphlet qui fut distribué à l’entrée de l’exposition universelle de 1893 à Chicago, à laquelle elle refusa de participer car l’histoire des noirs ne faisait l’objet d’aucune présentation dans aucun des pavillons. Les textes composant ce bulletin intitulé « Reasons Why the Colored American Is Not in the World’s Columbian Exposition » se voulaient volontairement tranchants, explicites, pour laisser une marque dans l’esprit des blancs, essayer de leur faire comprendre ce que signifiait naître noir, être noir et devenir noir aux États-Unis et plus particulièrement dans les états du sud post-guerre civile, post-reconstruction et post-adoption des lois Jim Crow, lois jouant un rôle fondamentale dans la ségrégation raciale aux États-Unis. Frederick Douglass écrivit d’autres textes de ce pamphlet. Le même Frederick Douglass dont Donald Trump déclara récemment dans son discours d’introduction au black history month aux États-Unis en 2017 qu’il est « somebody who’s done an amazing job and is being recognized more and more I notice ». Dans les propos de Trump, Douglass pourrait bien être mort, ou vivant, ou un extra-terrestre ayant découvert le Graal en faisant de la plongée sous-marine dans son palais d’hiver de mar-a-lago après avoir fait un eagle sur le 15ème trou du parcours de golf, mais peu importe car il a fait un boulot incroyable. Même en imaginant que Trump sache qui est Douglass, décrire comme un « amazing job » le parcours d’un esclave qui parvient à s’enfuir pour devenir l’un des principaux défenseurs de l’abolitionnisme relève au mieux de l’insulte volontaire, au pire de l’ignorance satisfaite. Et cela participe comme dans le cas de notre avocate parisienne du Trocadéro d’une transmission de l’oubli, de faire du présent le temps de recouvrement du passé là où il en est à la fois l’arbre et le fruit, perpétuant au-delà de la violence physique dont sont encore aujourd’hui spécifiquement victimes les populations noires en France ou aux États-Unis, une violence symbolique invisible, rarement questionnée, rarement reconnue dans laquelle le temps, le rapport au temps et l’expérience du temps jouent un rôle primordial.
Il me semble que Between the world and me, de Ta-Nehisi Coates contribue, à la manière du pamphlet rédigé par Ida B. Wells, à la transmission de l’oublié. Il évoque à travers sa propre expérience d’un temps présent les échos d’expériences du présent vécus par son père, par son grand-père, par la mère de son camarade d’université Prince Jones qui se fait assassiner pour avoir ressemblé à un autre noir, et finalement par tous les « noirs » qui se découvrent noirs dans un « monde » créé par les blancs et organisé pour aboutir au rêve des blancs. Et si Coates s’adresse en premier lieu à son fils âgé de 15 ans au moment de la rédaction, il ne s’adresse pas moins à ce vieux monde blanc autour de lui qui ne veut pas mourir, c’est-à-dire qui continue à se croire blanc, pour reprendre les termes de James Baldwin dont l’auteur se fait le disciple, et a besoin d’un nègre pour perpétuer ce mythe, perpétuer simultanément l’oubli de pans entiers de son histoire, et perpétuer le rêve américain et les conditions d’avènement de ce rêve.
Deux anecdotes de bousculade évoquées par Coates et qui peuvent paraître des plus anodines permettent de visualiser l’écart « entre le monde et l’auteur » si tant est que l’on prenne le « moi » du titre de son essai comme se rapportant à l’auteur. Coates évoque une journée de cinéma à New York en 2004 ou 2005 avec son fils alors âgé de 5 ans. A peine sortis de la séance, traversant une foule nombreuse, tous deux empruntent un escalator pour sortir du complexe cinématographique, et alors qu’ils arrivent en bas des marches, et que le jeune enfant avance au rythme que lui permettent ses petites jambes, une femme blanche le pousse tout en s’exclamant « come on ! », « Allez ! ». Et Coates d’entendre dans ce « come on ! », un « Bouge de là gamin tu me gênes » ou encore « ôte ton corps noir de là que moi la dame blanche je puisse avancer». Coates ne pourra retenir sa colère et récoltera le regard médusé de blancs qui ne comprennent pas pourquoi, et le menacent de le faire arrêter s’il continue ainsi. L’autre anecdote voit Coates récupérer son bagage dans un aéroport et bousculer, sans le faire exprès, un jeune noir. « Au temps pour moi » lui adresse Coates, et l’autre de répondre « pas de problème » sans même le regarder. D’un côté son fils devenait l’objet d’une violence physique issue d’un déni, d’un apprentissage passif de l’indifférenciation, du mépris, du racisme, d’un « color blindness » qui équivaut à traiter l’espace-temps du présent comme une matière disponible de manière égale pour tous, quelle que soit sa couleur de peau, quelle que soit sa « race » et que ne se serait pas permis selon Coates cette femme à Baltimore ou dans une autre ville à forte population noire ; de l’autre côté dans un simple échange de formules de politesse ou de marques de respect se condensait pour l’auteur « la relation intime qui ne peut exister qu’entre deux étrangers particuliers de cette tribu que nous appelons les noirs ».
Il faut remonter le fil de l’écriture de Coates à ses origines pour comprendre pourquoi cette femme dans l’escalator new-yorkais, ou pourquoi l’avocate parisienne évoquant le lynchage d’un homme politique en France, ou encore les éditions de la découverte en choisissant le titre une colère noire pour traduction du titre anglais du livre de Coates participent d’une forme ancienne et perpétuée dans le présent de la forme d’indifférenciation raciale et historique dénoncée par Coates, dans laquelle et par laquelle tout corps noir singulier est l’essence et le fétiche du « corps noir » en tant que corps physique, idéologique et social nécessaire et nécessairement voué à la destruction. Une indifférenciation semblable à des sables mouvants sur lesquels se construit la permanence d’un présent des-historicisé et où disparaissent les expériences singulières de ceux et celles qui ne veulent plus être des Nègres indispensables aux blanc ; des sables mouvants auxquels cherche à échapper Coates pour ne pas devenir fou, coincé entre les cadavres des hommes et femmes noirs tués sur la route du devenir noir commun à ses semblables, ancêtres, contemporains ou futures générations, et l’impossible devenir autre que non-noir noir, place à laquelle il semble être assigné par les regards autour de lui et par le monde dans lequel il s’inscrit ; des sables mouvants desquels il cherche à éloigner son fils tout en sachant qu’il ne peut véritablement que le prévenir et lui transmettre sa propre histoire, et ce faisant déplier les temps, leur redonner leur place, faire du passé une matière avec laquelle créer sa propre distance, du présent un terrain de jeu et d’expérience malgré des règles inégales entre blancs et noirs, et du futur autre chose que le réceptacle de destination d’un rêve dont l’essence même est la destruction du corps noir ; des sables mouvants auxquels cherchèrent à échapper d’autres écrivain et écrivaines avant Coates en livrant leur témoignage écrit de ce que signifie naître noir, être noir et devenir noir aux États-Unis.
Entre le monde et moi : un corps noir détruit…
Bien sûr il ne s’agit pas de dire que 2017 est égal à 1955, ou à 1893. Coates rappelle d’ailleurs qu’être noir pour son fils est une chose différente de ce qu’être noir signifiait pour lui, ou pour son père : « I don’t know what it means to grow up with a black president, social networks, omnipresent media, and black women everywhere in their natural hair. » Mais ce qui demeure quasiment identique depuis cent cinquante ans, c’est-à-dire la fin de l’esclavage qui, rappelons-le, dura plus de 250 ans et fut suivi de 90 ans de lois organisant la ségrégation entre 1876 et 1964 ( Il est important de lire ici que seule la « matière spatio-temporelle empirique » de deux générations nous sépare et nous relie à ces luttes et à leur histoire) est le fait que les destructeurs des corps noirs sont rarement tenus responsables de leur acte. Dans la majorité des cas de meurtres de noirs par des policiers par exemple, ces derniers ne sont pas condamnés « Mostly they will receive pensions. And destruction is merely the superlative form of a dominion whose prerogative include friskings, detainings, beatings, and humilations. All this is common to black people ; and all of this is old for black people ». Dans cette dernière phrase se trouvent combinés deux rapports au temps construits autour d’une permanence ; celui de la répétition, de l’expérience singulière individuelle et celui de la tradition, comme « expérience » d’une communauté déterminée par la couleur de peau. L’impunité des destructeurs de corps noirs est connue, courante, fréquente pour la population noire au présent, de l’ordre d’une expérience au quotidien qui ne cesse de se représenter, de se vivre de nouveau. En 2015 sur les quelque 1146 personnes tuées par la police, 307 étaient noires, soit 26% alors que la population noire en 2000 et 2010 n’avait que peu évolué en pourcentage et représentait environ 12.7% de la population états-unienne. En 2016, sur les quelque 1092 victimes de violences policières, 266 étaient noires, soit presque 25%. Mais dans le même temps, l’impunité est chose ancienne, une tradition pourrait-on dire ici, c’est-à-dire quelque chose qui se perpétue depuis « la nuit des temps », le sens de « Old » ici prenant une connotation quasi légendaire, mythologique, constituante, radicale. Et l’on peut de nouveau ici faire référence au texte d’Ida B. Wells qui énonce avec détails les faits, ce qu’on pourrait appeler la réalité, la transmet, la donne à voir de manière crue. Certes la force du texte peut sidérer, mais elle ne la représentation est contextualisée, questionnée et Wells questionne également l’impunité renouvelée des blancs qui continuent à commettre des lynchages (de véritables faits) ; elle questionne l’impunité « indiscutable », ou presque d’ordre divin. La légende se transmet sans être questionnée elle, et c’est en quelque sorte ce que faisaient les blancs dans leur majorité à l’époque de wells (et encore aujourd’hui) et c’est pour cela que c’est un « vieux » monde qui est toujours au stade de l’enfance, car il perpétue un mythe sans en interroger les fondements ou les raisons. En second lieu ces destructeurs des corps noirs sont les rêveurs, les porteurs du rêve américain, ceux là-même qui sont prêts à jurer que tout Américain peut y parvenir et qu’ils ne sont pas racistes, non bien au contraire « No one is held responsible. There is nothing uniquely evil in these destroyers or even in this moment. The destroyers are merely men enforcing the whims of our country, correctly interpreting its heritage and legacy ».
Coates décide d’écrire son essai sous la forme d’une lettre adressée à son fils lorsque ce dernier apprend des médias que le policier assassin de Michael Brown a été relaxé. Ce qui résonne dans la mort de Brown et la réaction de son fils de quinze ans qui se réfugie dans sa chambre pour y pleurer, seul, c’est la mort de Prince Jones, un camarade d’université de Coates qu’un policier a confondu avec un prétendu dealer de drogues, appréhendé plus tard puis relâché. Mais c’est également si l’on se prête à une lecture entre les lignes de son texte d’autres corps noirs détruits dans l’indifférence générale et l’impunité la plus complète en des instants précis de l’histoire du corps noir américain et qui ont fait également l’objet d’un récit, d’un témoignage, d’une poésie. Là où le titre français de l’ouvrage de Coates évoque une colère noire, comme finalement autant d’autres colères répertoriées de manière indifférenciée dans les colonnes médiatiques ces derniers temps, soit qu’elles symbolisaient la contestation à des politiques répressives, soit qu’elles venaient justifier l’élection de représentants politiques locaux ou nationaux « extrémistes » en France ou aux États-Unis, le titre anglais de l’ouvrage de Coates renvoie quant à lui directement à un poème écrit en 1935 par Richard Wright, Between the world and me, mais indirectement également à un grand nombre d’autres livres ou essais écrits au cours du vingtième siècle et qui se posaient la question de ce qui séparait la personne de leur auteur « noir » du monde extérieur « blanc ». A l’affect générique adopté par le titre français comme déclencheur identifié au présent de l’écriture d’une œuvre et accroche verbale sans doute plus vendeuse en librairie, l’écart « entre le monde et moi » évoqué par le titre anglais renvoie à la fois à un dialogue, une rencontre ou bien son impossibilité et surtout lorsqu’on s’y penche d’un peu plus près à une transmission historique et littéraire fondamentale pour comprendre ce qui poussa Coates à prendre la plume, à devenir journaliste puis à écrire ce livre, et ce faisant poursuivre à sa manière l’œuvre de transmission.
Dans le poème Between the world and me Richard Wright décrit la découverte par un marcheur d’une scène de lynchage dans une forêt, et les détails de la scène de s’imposer entre lui et le monde, avec une force telle qu’il va bientôt ne faire plus qu’un avec les ossements après avoir revécu, seconde après seconde, le lynchage ; les hurlements des chiens, les cris de la foule, le rouge à lèvre d’une putain, le goudron bouillonnant qui est versé sur son corps, puis la fraîcheur de l’essence et les flammes de la douleur, jusqu’à la pétrification éternelle dans ces ossements face au soleil. Le narrateur du poème ne chemine pas vers le passé, mais chemine au présent dans la continuité d’une histoire dont il est un maillon. Ce cadavre calciné pourrait être le sien, il en est en quelque sorte la continuité « indifférenciée », car c’est justement l’inertie de ce que ces ossements noircis autant que lui-même en tant que corps noir représentent aux yeux des blancs, qui à chaque instant, en toutes circonstances, obscurcit ses sens, alourdit ses membres et se tient entre le monde et lui ; finissant par le laisser pétrifié face au soleil aveuglant. L’indifférenciation historique assignée par les blancs aux noir-es devient pour le marcheur une indifférenciation empirique, un impossible « vivre autre chose ». Ce lynchage a beau être d’un autre temps, il le vit sans distance temporelle ou spatiale, il ne peut échapper à ce sort. La différenciation empirique elle s’établit dans l’écriture même du poème, qui permet en articulant deux temporalités inséparables pour le marcheur de comprendre que son expérience d’un autrement est rendue impossible par les « Ils » présents mais invisibles (mégot de cigarettes, rouge à lèvres…) qui lynchèrent l’homme aujourd’hui réduit à l’état de squelette noir, autant que par les « Ils » absents mais visibles qui hantent le marcheur et lui font revivre l’expérience à laquelle il ne pouvait cependant être présent, le laissant également pétrifié face au soleil ; L’on retrouve d’une certaine manière ici ce que Winnicott décrit dans the fear of breakdown, « This thing of the past has not yet happened ; the patient was not there for it to happen ». Et pourtant cette chose du passé le hante comme si il l’avait lui-même vécu, sans pour autant pouvoir vaincre la crainte que ce qu’il n’a pas vécu, il le vive cependant de nouveau. Si Winnicott évoque dans ce texte un effondrement dans l’enfance à l’endroit du lien mère-enfant qui force l’enfant à prendre en charge un événement émotionnel qu’il est incapable d’assimiler, de transformer, de subjectiver, et surtout dont il ne peut se souvenir, ce qui se joue dans le poème de Wright est à la fois d’un autre ordre mais d’une nature similaire. Le marcheur certes devient le lynché, mais ce sont les blancs qui répètent les gestes du lynchage et les noirs qui ne cessent de les subir ; derrière la forme de sidération induite par le poème dans l’expérience de lynchage décrite à travers le « je » du lynché Wright installe un décor, un cadre historique et temporel figé. Si le noir ne peut vivre une autre expérience, ce n’est pas tant parce qu’il est un enfant incapable de grandir, d’aller de l’avant, mais parce qu’ils est en prise avec des blancs, avec les blancs qui ne cessent de répéter les mêmes gestes, les mêmes paroles et de perpétuer le même regard, enfermant le noir dans leur propre inertie. La boucle temporelle et spatiale dans laquelle est enfermée le marcheur noir, porteur de tous les lynchages passés et condamné au lynchage au présent, n’est pas tant sa production, mais la prison dans lequel le blanc s’est enfermé, y enfermant le noir avec lui, et dont il ne veut pas sortir. Nous reviendrons plus loin sur l’idée de boucle temporelle et spatiale. Je propose ici une première traduction personnelle du poème dans son intégralité. Elle permettra de prendre la mesure de ce à quoi se réfère Coates en livrant à son fils son essai sous un tel titre :
Et un matin que je me trouvais dans les bois je tombai
Tombai sur elle dans une clairière herbeuse gardée par les ormes
Et les détails fuligineux de la scène émergèrent, s’imposant
Il y avait une silhouette insouciante d’os blancs endormis
sur un coussin de cendres.
Il y avait le moignon charbonneux d’une jeune souche pointant son doigt
émoussé vers un ciel coupable,
Il y avait des branches arrachées, les veines minces de feuilles brûlées
et une torsade roussie de chanvre graisseux.
Une chaussure vide, une cravate abandonnée, une chemise déchirée, un chapeau esseulé,
et des pantalons raidis d’un sang noir.
Et sur l’herbe foulée aux pieds reposaient des boutons, des allumettes calcinées,
des mégots de cigares et de cigarettes, des cosses de cacahuètes, une
flasque de gin épuisée, et le rouge à lèvre d’une putain ;
Des traces épars de goudron, une multitude agitée de plumes, et
Et à travers la brise de l’aube le soleil emplissait d’un
étonnement cuivré les orbites du crâne pétrifié…
Et tandis que je me tenais là une froide compassion pour la vie qui s’en était allée
La terre étreignit mes pieds et les parois de glace de la peur
Le soleil mourut au firmament; un vent de nuit marmonna dans
l’herbe et fureta parmi les feuillages; les bois
déversèrent les jappements affamés d’une meute; les
voix assoiffées des ténèbres hurlèrent; et les témoins émergèrent et prirent vie:
Les ossements secs s’ébranlèrent, s’entre-heurtèrent, se soulevèrent, se mélangeant
Une chair ferme et noire se forma de la cendre grise, pénétrant dans
La flasque de gin passa de gosier en gosier, les cigares et
les cigarettes rougeoyèrent, la putain étala du rouge
Et mille visages tournoyèrent autour de moi, réclamant que
Et puis ils me saisirent, me déshabillèrent, cognèrent mes dents
jusqu’au plus profond de ma gorge tant est si bien que j’avalai mon propre sang.
Ma voix fut noyée dans le rugissement de leurs voix, et mon
corps noir trempé glissa et roula dans leurs mains
lorsqu’ils m’attachèrent à l’arbuste.
Et ma peau colla au goudron bouillonnant, et se détacha de mon corps
Et le duvet et les pointes des plumes blanches s’enfoncèrent dans
ma chair à vif, et ma douleur me fit gémir.
Puis par la grâce de Dieu mon sang fut rafraîchi, rafraîchi par un
Et dans un flamboiement écarlate je bondis vers le ciel lorsque la douleur m’inonda comme la pluie, cuisant mes bras et mes jambes, haletant, implorant je m’agrippais comme un enfant, m’agrippais aux rebords
Désormais je ne suis qu’ossements secs, et mon visage un crâne pétrifié fixant le soleil
En 1945, dans Black Boy, récit autobiographique de ses années d’enfance dans le Mississippi puis de son départ à Chicago, Wright chercha à exposer ce qui dans sa propre expérience le séparait du monde des blancs et évoqua une forme de pétrification semblable à celle figurée dans son poème between the world and me et vécue cette fois empiriquement par lui face au regard blanc, et au rêve aveuglant dont ce dernier était le porteur : « color hate defined the place of black life as below that of white life ; and the black man, responding to the same dreams as the white man, strove to bury within his heart his awareness of this difference because it made him lonely and afraid. Hated by white and being an organic part of the culture that hated him, the black man grew in turn to hate in himself that which others hated in him … each part of his day would be consumed in a war with himself, a good part of his energy would be spent in keeping control of his unruly emotion, emotions which he had not wished to have,but could not help having. Held at bay by the hate of others, preoccupied with his own feelings, he was continuously at war with reality. He became inefficient, less able to see and judge the objective world. And when he reached that state, the white people looked at him and laughed and said : Look, didn’t I tell you niggers were that way ? » (Richard Wright, Black Boy, 1945).
L’esprit de Wright se voit contraint à tourner en circuit fermé et son corps noir devient à la fois une entité figée, une enveloppe corporelle carcérale tout en étant pourtant le fruit d’une construction historique qui appelle au devenir, à la transformation, au dépassement, à la vie et à l’expérience de vie ; Surgit ici à la lecture de Black Boy et des souvenirs de Wright, ce qui ressemble au « don de seconde vue » dont paraissait doué le septième fils de l’humanité dès sa naissance, le Nègre, du moins aux yeux de W.E.B Du Bois, sociologue, historien et lui-même nègre séparé du monde américain par un voile, ce qu’il appelait alors la « ligne de couleur » : « – a world which yelds him no true self-consciousness, but only lets him see himself through the revelation of the other world. It is a peculiar sensation, this double consciousness, this sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity. One ever feels his two-ness, -an american, a Negro ; two souls, two thoughts, two unreconciled strivings ; two warring ideals in one dark body, whose dogged strength alone keeeps it from being torn asunder ». Cependant avant que ne prenne fin le long cheminement spirituel qui permettra un jour à l’homme noir « to be both a Negro and an American without being cursed and spit upon by his fellows, without having the doors of Opportunity closed roughly to his face », il y a « between me and the other world an ever unasked question…they approach me in a half-hesitant sort of way, eye me curiously or compassionately and then instead of saying directly ‘how does it feel to be a problem ?’, they say, I know an excellent colored man in my town ; or I fought at mechaniscsville ; or Do not these southern outrages make your blood boil ? » (W.E.B Du Bois, Souls of black folk, 1903).
La question qui se tenait entre W.E.B Du Bois et le monde, Coates a tenté de se l’approprier lorsqu’il est entré à l’université Howard, la Mecque des étudiants noirs à Washington où travailla auparavant son père comme bibliothécaire et où avait travaillé son grand-père avant lui. « I have spent much of my studies searching for the right question by which I might fully understand the breach between the world and me… ». Il ne cherche pas la réponse dans les races « qui sont les enfants du racisme » à ses yeux, et non « son origine ». « I saw that what divided me from the world was not anything intrinsec to us but the actual injury done by people intent on naming us, intent on believing that what they have named us matters more than anything we could ever do ». Peu importe l’expérience singulière de la personne derrière la peau noire, la ligne de couleur telle que définie 115 ans plus tôt par W.E.B Du Bois continue de séparer « le monde et Coates » ; une ligne qui n’a rien à voir avec l’expérience d’une personne, ses accomplissements, sa réussite, mais qui n’était autre qu’une fabrication politique constituant la source du rêve américain et dont la transmission exigeait l’oubli des origines de ce rêve, c’est-à-dire l’oubli des origines de Coates et de ses ancêtres.
Lors d’un débat organisé en 1964 par la Cambridge union Society cherchant à déterminer si la construction du rêve américain se faisait au détriment du nègre américain, James Baldwin affirma : « I am stating very seriously, and this is not an overstatement: *I* picked the cotton, *I* carried it to the market, and *I* built the railroads under someone else’s whip for nothing. For nothing ». Le « Je » employé par Baldwin ne renvoyait pas tant à une expérience personnelle qu’à l’impossibilité faite destin pour le Nègre américain qu’il était et que des millions d’autres avant lui avaient été de ne pas revivre intérieurement, seul, à l’intérieur de son propre corps, qu’il s’agisse du corps noir singulier James Baldwin ou du corps noir social englobant l’ensemble des corps noirs singuliers identifiés comme un seul et même corps, encore et encore, l’histoire de l’ensemble des Africains depuis que le premier d’entre eux avait foulé le sol américain. Il y a alors chez Baldwin dans le contexte d’un débat public avec le principal porte-parole de la pensée conservatrice aux États-Unis à l’époque de la lutte des noirs contre la ségrégation raciale, pour l’abolition des lois Jim Crow et l’obtention de droits civiques, une puissante volonté de s’identifier à une histoire, d’en assumer l’héritage douloureux alors même que cette histoire ou ce pan noir de la grande histoire ne fait l’objet d’aucune étude sérieuse de la part des blancs. Elle n’est traitée que par des noirs dont Du Bois fait partie. Il y a donc également le constat d’un impossible dialogue au présent, et à tous les présents d’un impossible dialogue depuis l’origine, avec une partie de la société états-unienne qui a toujours semblé – et aujourd’hui encore – opposer aux accusations d’assassinat, d’enfermement, de précarisation, d’invisibilisation des corps noirs portées contre le « Rêve américain » l’idée d’un contexte différent, d’une horreur passée doublée de la nécessité de ne plus regarder en arrière pour les noirs. Un impossible dialogue qui repose sur l’affirmation d’une histoire sans continuité, ou plutôt une histoire discontinue du temps de l’esclavage, de la ségrégation, des lois Jim Crow, et dans laquelle le non-noir qu’est le noir doit envisager lui-même ne pas se voir noir sans jamais pour autant être blanc. C’est tout le sens de la redoutable réponse que Buckley, le contradicteur de Baldwin, lui donnait : « Il est pratiquement impossible à mon sens de répondre aux accusations de M. Baldwin si l’on n’est pas disposé à le traiter comme un homme blanc, si l’on n’est pas prêt à lui dire que le fait que votre peau soit noire est absolument sans rapport avec les questions que vous soulevez. Le fait même que vous vous teniez ici, prenant sur vos propres épaules tout le poids du supplice des Nègres, n’a aucun rapport avec la question à laquelle nous sommes venus répondre en ce lieu ».
Dès lors, puisqu’il n’est ni possible de faire valoir son appartenance à l’histoire des noirs et/ou de revendiquer la singularité de cette histoire sur laquelle s’est construite aveuglément l’Amérique qui se pense blanche, ni par ailleurs d’être regardé au présent comme un noir tel que défini systématiquement depuis toujours par les blancs puisque le « rêve américain » existe pour tous selon Buckley, il est difficile de trouver l’espace, le temps et le monde extérieur nécessaires pour vivre l’expérience singulière de sa propre identité, pour sortir de la boucle temporelle et spatiale dans laquelle semble enfermé le noir américain, le Negro dont parlera Baldwin et dont il rejette la construction même ; pour se penser blanc, le dit blanc a besoin d’un nègre, et ce faisant ceux qui se pensent blancs « have brought humanity to the edge of oblivion: because they think they are white. Because they think they are white, they do not dare confront the ravage and the lie of their history. Because they think they are white, they cannot allow themselves to be tormented by the suspicion that all men are brothers. Because they think they are white, they are looking for, or bombing into existence, stable populations, cheerful natives and cheap labor. Because they think they are white, they believe, as even no child believes, in the dream of safety Because they think they are white, however vociferous they may be and however multitudinous, they are as speechless as Lot’s wife— looking backward, changed into a pillar of salt ». En 1963, à l’occasion du centième anniversaire de l’émancipation des esclaves, James Baldwin adressa une lettre à son neveu âgé alors « d’environ quinze ans » qui prenait déjà la forme d’une déclaration d’amour et d’un avertissement, ou plutôt d’un accompagnement dans la découverte des ténèbres qui l’entouraient, dont il était le signe visible et auxquels il ne pourrait échapper tant que les blancs eux-mêmes ne s’émanciperaient : « I know how black it looks today, for you… but you can only be destroyed by believing you are what the white world calls a Nigger. I tell you this because I love you, and please don’t you ever forget it…you know, and I know that the country is celebrating one hundred years of freedom one hundred years too son. We cannot be free until they are free » (James Baldwin, The Fire Next Time, « My Dungeon Shook — Letter to my Nephew on the One Hundredth Anniversary of Emancipation », 1963)
La transmission d’un double questionnement comme source renouvelée d’émancipation.
Baldwin et Coates partagent le sentiment que ce sont les blancs qui ne souhaitent pas transformer leur regard sur le monde, et qui sont perpétuellement installés dans un passé pétrifié, une boucle spatio-temporelle, qu’il s’agisse de l’attitude des habitants du sud des années 60 où « It is no accident that ancient Scottish ballads and Elizabethan chants are still heard in those dark hills-talk about a people being locked in the past! » ou bien de la pérennisation du rêve qui « thrives on generalization, on limiting the number of possible questions, on privileging immediate answers », telle la réponse immédiate donnée par le policier ayant tiré sur Michael Brown à la présence menaçante voire démoniaque selon les termes de l’assassin du corps noir d’1.93m et 130 kilos lui faisant face dans la rue ; une réponse immédiate qui peut ressembler à s’y méprendre à la peine capitale livrée sans autre forme de juge ou de tribunal par la foule en 1893 ou en 1955 lorsqu’un nègre était alors accusé de viol, d’outrage ou d’un quelconque autre crime. De la même manière, les lois Jim Crow qui encadrèrent le champ de l’expérience au quotidien des « Nègres » trouvent leur pendant contemporain dans l’incarcération massive dont sont victimes les noirs aujourd’hui, pas tant dans la durée de la peine infligée mais dans le fait même d’être envoyé « en prison », une « étiquette » qui remplace la marque du fer de la période d’esclavage, ou encore la séparation des noirs du corps social (Michelle Alexander – The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, 2010).
Baldwin et Coates refusent tous deux d’être ces nègres inventés de toutes pièces, et revendiquent leur statut de personnes en leur pays, les États-unis dans lequel « les blancs doivent chercher par eux-mêmes pourquoi il leur a fallu un nègre au début…c’est vous les blancs qui avez inventé le nègre. Et il vous faut trouver pourquoi, l’avenir du pays en dépend. » (Nous les Nègres, Entretiens avec Kenneth B. Clark, La découverte, p.47) Dès lors, ce que Baldwin et Coates peuvent transmettre l’un à son neveu, l’autre à son fils, n’est pas une réponse mais un double questionnement ; s’interroger en premier lieu sur ce qui se tient « entre le monde et eux » au-delà de la silhouette de leur père, de leur mère (comme pour Baldwin avec sa propre mère), ou de leur oncle hyper-protecteur, violents même parfois, parce qu’ils ont peur « that the child, in challenging the white world’s assumptions, was putting himself in the path of destruction ». Questionner en second lieu la place qui est la leur dans le rêve américain, car avant d’être une remise en question radicale et salvatrice de leur propre rôle dans la violence qui leur est adressée perpétuellement, ce double questionnement est avant tout l’expérience viscérale de violence contre leur corps noir singulier représentant l’imaginaire blanc de leur corps social noir indifférencié que traverse chaque génération de noir-es aux États-Unis et qui ne cessera peut-être jamais si les blancs ne se demandent pas un jour « de quelle matière est faite leur personne dans leur construction au quotidien » (James Baldwin, Nothing Personal, 1964).
Si pour le noir, la réponse à ce double questionnement est niée par ceux qui l’ont construit en tant que noir, sa transmission permet à celles et ceux qui en sont les destinataires de se confronter au réel, de se débarrasser des fantômes du passé, tout en continuant à transmettre leur histoire et l’histoire de ceux et celles qui se sont questionnées. Mais si le questionnement n’est pas partagé par les blancs, si le blanc reste enfermé dans son monde d’immédiateté, « hair sprayed to the consistency of aluminum, girdles forbidden to slide up, stockings defeated in their subversive tendencies to slide down, to tum crooked, to snag, to run, to tear, hands prevented from aging by incredibly soft detergents, fingernails forbidden to break by superbly smooth enamels, teeth forbidden to decay by mysterious chemical formulas, all conceivable body odor, under no matter what contingency, prevented for twenty-four hours of every day, forever and forever and forever » alors c’est la vie même des hommes, des femmes et des sociétés qu’ils et elles composent qui est en danger « The lives of men-and, therefore, of nations-to an extent literally unimaginable, depend on how vividly this question lives in the mind. It is a question which can paralyze the mind, of course ; but if the question does not live in the mind, then one is simply condemned to eternal youth, which is a synonym for corruption » (James Baldwin, Nothing Personal, 1964). Une « jeunesse éternelle » synonyme de corruption dont les incarnations sont toujours et encore au plus sommet du pouvoir aux États-Unis comme en France.